Le royaume enchanté
Mickey détourne la tête, horrifié. Cendrillon préfère encore sa citrouille à un carrosse aussi indécent. Quant à la Belle au Bois Dormant, ne la réveillez surtout pas: elle croit encore que Disney est un simple studio d'animation où à la fin, ce sont toujours les mêmes qui se marient et ont beaucoup d'enfants. Redoutable erreur, nous dit James B.Stewart dans un récit gorgé de coups bas et où ce cher oncle Picsou ferait presque figure d'enfant de choeur. L'ouvrage est ironiquement intitulé "Le royaume enchanté"...
De fait, l'auteur montre surtout comment, de 1984 à 2005, Disney s'est pour ainsi dire "désenchanté" sous la présidence d'un homme, Michael Eisner, lequel s'est greffé sur un nom prestigieux jusqu'à en dénaturer l'esprit. A fois mesquin et visionnaire, celui qui deviendra l'un des patrons les plus riches d'Hollywood transforme l'épopée en marque. Eisner oriente ainsi Disney vers le cinéma traditionnel, le rachat de chaînes de télé, l'immobilier, la production de comédies musicales. Il franchit déjà une première étape avec un succès comme "Pretty Woman", qui ne correspond pas franchement aux valeurs originelles de ce bon vieux Walt...
Il grimace, en revanche, lorsque le partenaire de Julia Roberts est désigné pour camper "Le Roi David" : Richard Gere en robe et avec boucles d'oreille, Michael Eisner ne supporte pas... Il ne supporte pas d'avantage qu'on lui fasse de l'ombre, jusqu'à se débarrasser, sur le mode de l'étranglement progressif, de ses associés les plus volontaristes. Ceci étant, on n'a guère envie de s'apitoyer sur toute cette bande de puissants qui n'oublient jamais, sous couvert de processus créatif, de ménager leurs gros intérêts... Que penser en effet d'un Jeffrey Katzenberg, futur partenaire de Spielberg aux studios DreamWorks, quand, dans sa liste de voeux gribouillée à la hâte pour son nouveau poste à la tête de Walt Disney Studios, il demande deux secrétaires, une maison sur la plage, un jet privé, des voyages-famille, et aussi un maître d'hôtel, pourquoi pas ?
Michael Eisner, lui, se veut beaucoup moins frustre (Passionné d'architecture, il hurle de rage quand François Mitterrand le boycotte lors de l'inauguration d'Eurodisney aux portes de la "ville lumière") et beaucoup plus cynique. "Nous n'avons aucune obligation de faire de l'art ou de graver notre nom dans les tablettes de l'histoire", dira-t-il, avant d'ajouter que pour gagner de l'argent, il faut en même temps parfois faire de l'art et graver son nom dans les tablettes de l'histoire.
Tristes tablettes, au final, car Disney a de moins en moins fait de l'art. Disney a foncé tête baissée dans les blockbusters et la télé-réalité, et lorsque ses objectifs délirants de rentabilité ont fini par se révéler impossibles à atteindre, Michael Eisner est tombé. Entre-temps, et ce n'est pas le moindre mérite de l'ouvrage de James B.Stewart que de le démontrer de haute volée, l'industrie de la culture et du divertissement aux Etats-Unis aura été complètement reconfigurée... et défigurée.
"Le Royaume enchanté", de James B.Stewart (Editions Sonatine) Coup de projecteur, ce mercredi 9 novembre (7h30, 11h30, 16h30) avec Sébastien Le Fol, directeur de la rédaction adjoint au Figaro, en charge des pages culturelles.