Le mal n'existe pas
Deux mondes n'ayant rien à se dire devant la caméra de Ryusuke Hamaguchi. D'un côté, le quotidien d'un coupeur de bois peu loquace vivant seul avec sa fille aux côtés d'autres ruraux japonais. De l'autre, les représentants d'une start-up phosphorant dans le camping de luxe baptisé "glamping " (contraction des mots "glamour " et "camping "). La réunion visant à convaincre la communauté du bien-fondé du projet se passe mal, surtout lorsqu'il est question d'une fosse septique dont la capacité et la localisation n'ont pas vraiment été réfléchies. Le chantier doit pourtant démarrer à temps, sous peine de ne pas bénéficier des subventions post-Covid requises.
Délaissant les urbanités tchèkhoviennes et rohmériennes de Drive my Car et Contes du Hasard et autres fantaisies, Hamaguchi semble opter lui aussi pour une radicale mise au vert. Il faut voir le soin avec lequel il déploie au départ une sorte de communion animiste entre l'homme et la nature: entrelacs de branches d'arbres, feuillages et brumes de fin d'hiver, eau claire qu'on va chercher à la source, pousses de wasabi... La transition avec les gratte-ciels de Tokyo où nos promoteurs gambergent sur la meilleure manière de faire aboutir leur satané "glamping " n'en est que plus brutale.
Sauf qu'entre ruptures de ton et touffes de mystères de plus en plus épaisses, Hamaguchi donne à ce nouvel opus présumé mineur une ampleur insoupçonnée. Le couple d'employés venus vendre leur projet à la communauté paraît soudain saisi par le doute, notamment lors d'une conversation en voiture (toujours cet art de la conduite accompagnée propre au réalisateur de Drive my car...) qui part dans des directions surprenantes. Autre nuance lorsqu'on apprend un peu plus tard que les villageois menacés par la hype tokyoïte ne sont pas vraiment des autochtones pur jus, et pour cause: leur région avait bénéficié d'un programme d'installation après la guerre.
Un trait d'union entre ruraux et citadins serait-il dès lors envisageable comme pour mieux illustrer un titre pas si ironique qu'il en a l'air ? La tangente que prend le film dans son ultime délié en accentuant encore davantage l'épure narrative semble à ce propos aussi saillante que la rencontre avec un tigre dans le légendaire Dersou Ouzala d'Akira Kurosawa. À ceci près que c'est le plus doux des cervidés qui remplace ici le redoutable dieu tigre Amba. Implacable pastorale, rythmée par des violons tour à tour majestueux, méditatifs et stridents, tel un dégradé autorisant les textures les plus hypnotiques.
Le mal n'existe pas, Ryusuke Hamaguchi (Sortie en salles le 10 avril)