Le conteur, la nuit et le panier
C'est dans "Paris fantôme ", en mai 2020, que Patrick Chamoiseau a mis la touche finale à son nouvel essai. On aime à penser que l'ombre d'un conteur créole l'a aidé à supporter ce premier confinement, loin de sa Martinique, comme elle a présidé à la naissance de sa vocation d'écrivain colonisé découvrant en arrière de son écriture non pas une bibliothèque mais toute une oralité, celle surgie de la "cale du bateau négrier " dont parlait si bien Edouard Glissant.
"Quand tout est ténèbre autour de soi, au propre comme au figuré, c'est soi-même qui devient la lumière à découvrir, l'instance à travailler, à étendre. " Ainsi surgit ce "conteur primordial" dans la nuit esclavagiste. Sans statut, sans mandat, privé à la différence du griot africain d'une généalogie de transmissions, il évite de prendre la parole le jour, nous dit une vieille légende, sous peine d'être transformé en panier. La nuit le libère. Elle estompe l'ordre de la plantation, recouvre de noir les chaînes et la maison du maître. Devant ses frères de captivité rassemblés en veillée mortuaire, le conteur créole invente un corpus de paroles merveilleuses et de proverbes incongrus. On dirait Rabelais mélangeant le savant et le profane jusqu'à inventer dans la touffeur et l'effervescence lexicales un nouveau langage : "Je crois que Rabelais est un conteur créole ", écrit Patrick Chamoiseau.
Le conteur créole est un résistant, poursuit-il. Même s'il ne s'évade pas dans les bois tel le "nègre marron" exalté par Césaire, il est tout sauf soumis. C'est un résistant du "détour", ajoute Glissant. Autrement dit le conteur créole n'affronte pas directement l'ordre du maître, il le contourne en inventant une autre présence au monde sous forme de créativité et de réhumanisation. Il remplit une page blanche qui n'est rien d'autre qu'une page trop pleine de l'ordre ancien. Chamoiseau en est persuadé: face à une force dominante, qu'elle soit esclavagiste, coloniale ou néo-libérale, il s'agit d'abord de positionner comme il se doit sa propre expression, et ainsi son propre devenir.
Ainsi devient-on un guerrier. Non pas le simple rebelle qui reproduit parfois la mécanique du dominant mais le guerrier s'autorisant déflagrations émotionnelles et autres "catastrophes esthétiques ". La catastrophe, on la dépasse; la calamité, on la subit. Man Ninotte, la mère vaillante de l'auteur, était une guerrière. Elle regorgeait de sollicitude envers l'autre quand surgissaient les cyclones. "Passé brisé, présent cassé, avenir rameuté dans le jeu des débris, ils lui ouvraient des lignes de fuite"... Les jazzmen aussi sont des guerriers, héritiers à leur manière du conteur créole et avant lui du danseur, de l'homme des tambours et du chanteur d'antan.
Convoquant la notion de "traces " développée par Glissant dans sa théorie du Tout-monde, Patrick Chamoiseau définit ainsi l'esprit jazz comme provenant d'un "agencement de traces ". Il compare aussi l'improvisation à une supernova. "Par dessus la galaxie des concassages, des ruptures et des rythmes ", l'esprit jazz relie surtout ce qui est séparé. "Dans l'alchimie explosive de l'instant, des improvisations se fécondent entre elles, des solitudes souveraines mais solidaires mobilisent les impossibles et les inattendus." Cité dans l'ouvrage, le saxophoniste Raphaël Imbert observait l'autre soir sur TSFJAZZ à quel point Les torrents réthoriques de Patrick Chamoiseau relèvent du solo coltranien. On ne saurait mieux dire.
Le conteur, la nuit et le panier (Le Seuil). Patrick Chamoiseau était la semaine dernière l'un des invités de Caviar pour tous, Champagne pour les autres sur TSFJAZZ.