Lundi 15 juillet 2013 par Ralph Gambihler

Lâchez-moi !

La fidélité au réel n'est pas ce qui saute aux yeux dans les autobiographies. Surtout en jazz. Miles Davis flambe à tout va, Billie Holiday se consume dans ses écorchures, Charles Mingus brûle de rage. Le pianiste californien Hampton Hawes, lui, ne joue pas avec le feu, du moins à l'écrit. Imbibé d'une froide ironie de soi-même et d'une lucidité toute noueuse, son récit, enfin traduit en français, apporte un précieux témoignage sur le vécu parfois invivable de tous ces musicos qui ont cru en l'existence de Dieu lorsqu'ils ont rencontré Charlie Parker.

Dans son "Roman du jazz", Philippe Gumplowicz appelait cela la Jazz Life, pas très loin de la Jazz Death...   "S'inspirer de Parker en tout, de son oeuvre comme de sa vie", croire que la dope est le carburant qui va vous dilater suffisamment l'esprit pour englober les changements hyper rapides d'accords et de motifs, planer pour oublier comment les Noirs sont traités, s'engluer limite clodo avec l'ami Sonny Clark... Lui et Hampton Hawes, à l'époque, on les surnomme "les jumeaux de la poudre d'or". C'est Kennedy qui le sort de l'enfer, prêtant serment alors qu'Hampton Hawes croupit dans sa prison pour détention d'héroïne. "C'est le gars qu'il faut, il a l'air d'avoir du coeur"... Hampton rédige une demande de grâce, l'épure de tout pathos et se voit miraculeusement exaucé par JFK.

De quoi rendre encore plus complexe son rapport au pays, lui à qui le drapeau américain a toujours paru cool même s'il déteste plein de gens censés le défendre... Lui qui, sur on ne sait trop quel coup de tête, s'en est allé perdre quelques années à l'armée, échappant de justesse à la Guerre de Corée parce que l'armistice avait été signé un jour auparavant... Il n'empêche qu'à sa sortie de prison, en 1963, l'élan n'est plus là. Il était pourtant bien côté, Hampton Hawes, chez les lecteurs de Downbeat... Il en avait à revendre, de son énergie bluesy, laquelle dynamitait sans vergogne les frontières entre cool jazz et hard-bop. Des tas de soutiens (et notamment Lady Day à ses tous débuts), un parrain exquis (Lester Koenig, le patron de Contemporary Records)...

Peine perdue. Le succès s'est fait la malle, les petits jeunes ont pris votre place, les clubs sont sur le déclin. Hampton Hawes s'essaie à la tournée en Europe sans trop y croire. il sait qu'elle est aux States, la "gare d'où partent les trains dans toutes les directions", et que ce n'est pas top de rejouer, tel un expatrié largué, les morceaux des années 50 dans le style des années 50... "Les étiquettes finissent par se décoller et tomber"... Même en écoutant Art Tatum, l'ex junkie ne ressent plus rien, surtout lorsqu'il est contraint, pour survivre, de pianoter ses après-midi dans une minable boîte à cocktails du côté de L.A.

Un soir, Miles passe dans un club du quartier, Hampton s'y pointe... "Il devait penser qu'à 21h30, j'étais en route pour le travail, pas que j'avais déjà fini"... Ils improvisent, ensemble, avec Herbie. Les vibrations reviennent... "Herbie Hancock et Miles Davis avaient compris qu'ils m'avaient fait de nouveau me sentir bien au point d'avoir besoin de partager un peu de cette musique"... Hampton Hawes succombe à une attaque d'apoplexie à l'âge de 48 ans, le 22 mai 1977. "Je veux que ma musique soit belle, écrivait-il, que ce soit comme se câliner dans la forêt en pleine nuit".

"Lâchez-moi !", de Hampton Hawes-avec Don Asher ( L'ouvrage est paru en 1974 sous le titre Raise Up Off Me: A Portrait Of Hampton Hawes), sortie en librairie le 4 septembre, chez 13e Note Editions.