L'AACM : un jeu de société musicale
Rédigée à Chicago il y a 50 ans, le 8 mai 1965, la déclaration d'intention de l'AACM (Association for the Advancement of Creative Musicians) n'a pas pris une ride. Extraits:
-Éduquer les jeunes musiciens et créer une musique d'un niveau artistique élevé.
-Fournir une source de travail aux musiciens créateurs qui en sont dignes.
-Faire progresser le respect mutuel entre les artistes créateurs et les responsables du commerce musical.
-Revaloriser la tradition des grands musiciens de culture qui nous vient du passé.
Une bien belle mission, toute en nuances, ou plutôt en "nuées" , histoire de paraphraser le titre de l'essai extraordinairement fécond qu' Alexandre Pierrepont consacre à une aventure humaine aussi intense que protéiforme. Au fil d'entretiens passionnants et sous la plume érudite mais mais jamais sèche du musicologue-anthropologue, l'AACM se révèle ainsi comme "une coopérative et un syndicat, une assemblée et un rassemblement, une fraternité et une société secrète ou ouverte, un marais salant et un amas d'étoiles ".
Autant de prismes qui n'évacuent pas le contexte d'origine. Les musiciens afro-américains qui décident alors de se prendre en main n'habitent pas Chicago par hasard. La ville est en plein marasme. L'establishment noir étant parti s'embourgeoiser ailleurs, le "ghetto communautaire" classique a explosé et dans le South Side, les clubs de jazz ferment un à un. Un an plus tard, c'est dans la Cité des Vents que Martin Luther King installera son nouveau QG de lutte contre la ségrégation immobilière et économique, aussi vicieuse que la ségrégation raciale.
Une école de survie et d'autodétermination, donc, mais aussi une école d'innovation. Inventifs au point de se limiter rarement à un instrument de prédilection, Muhal Richard Abrams, Anthony Braxton ou encore Roscoe Mitchell réinventent la Great Black Music dans tous ses bouillonnements. Reprenant le crédo "multi-directionnel" cher à Coltrane, ils ne se cantonnent pas à une seule forme d'improvisation et transcendent largement le creuset Free Jazz. Plus tard, avec d'autres (Wadada Leo Smith, Henry Threadgill...), ils vont voyager un peu partout dans le monde et cela sans jamais faire table rase de leurs racines, d'Armstrong à Von Freeman, en passant par les pionniers chicagoans du blues, du gospel et du boogie-woogie.
Le Paris de l'après mai 68, véritable jackptot en terme de reconnaissance sans être obligé de passer par la case "New-York", s'avère une étape charnière. Lester Bowie et son Art Ensemble y sont reçus comme des pachas qu'on a un peu tendance à folkloriser. Wadada Leo Smith, qui a gagné la France en bateau, passera tout de même faire un tour dans le studio de Pierre Barouh où Brigitte Fontaine, avec le renfort de l'Art Ensemble, enregistre le mythique Comme à la Radio . Il en profite aussi pour rencontrer Manu Dibango avant de retrouver Anthony Braxton et sa Creative Construction Company.
L'AACM s'exporte bien, finalement, même si c'est d'abord à Chicago qu'elle manie au mieux la dialectique de l'individualité et du collectif. L'épopée, en même temps, n'a rien d'un long fleuve tranquille: très peu de disques jusqu'en 1975, des périodes de replis, de tensions (notamment avec la branche new-yorkaise...), une relation ambivalente, également, entre musiciens et militants de la cause afro-américaine. "L'AACM, écrit Alexandre Pierrepont, pourrait être comparée à une assemblée constituante qui n'en finirait pas de (se) constituer, et jamais n'aboutirait au législatif ".
De ce paysage en constante mutation émerge, effectivement, une sorte de "nuée" de perspectives rebelle à toute structure pyramidale ou verticale et aussi intransigeante dans l'autonomie que dans l'échange. 50 ans après, et alors que bien des chaires universitaires leur sont désormais dédiées, ces musiciens devenues légendes pour la plupart d'entre eux se veulent d'abord des étudiants et non pas des professeurs. L'AACM, c'est aussi une école du monde.
La Nuée. L'AACM: un jeu de société musicale, Alexandre Pierrepont (Éditions Parenthèses). À réécouter, également, sur TSFJAZZ, les Lundis du Duc du 19 octobre, spécial Chicago sur Seine, avec la participation de Wadada Leo Smith et Mike Reed.