La vie immortelle d'Henrietta Lacks
Elle adorait danser le blues et se maquiller les ongles. Henrietta Lacks meurt à 31 ans, en 1951, à Baltimore, des suites d'un cancer de l'utérus mal soigné. Seulement voilà. Sans la prévenir et sans que ses proches n'en aient été informés, on prélève sur cette jeune femme noire, juste avant son décès, des cellules cancéreuses qui sont s'avérer être les premières cellules humaines susceptibles d'être reproduites en laboratoire... Des cellules immortelles, en somme, que l'on baptise He-La. C'est déjà une amputation, ce terme de "He-La"... Henrietta Lacks retourne à l'anonymat, tandis que les premières syllabes de son prénom et de son nom vont largement dépasser leur quart d'heure de célébrité en permettant de mettre au point le vaccin antipolio, ainsi que des médicaments contre la grippe, la leucémie, la maladie de Parkinson.
Elles vont même voyager dans l'espace, ces fameuses cellules He-La, démontrant qu'elles sont étonnamment plus vigoureuses que toutes les autres cellules... Il faudra attendre les années 70 pour que les enfants d'Henrietta Lacks soient mis au courant de la révolution médicale dont leur mère est à l'origine. Certains d'entre eux ont mal tourné entre-temps. Ils sont sans le sou ou alors ils ont des problèmes de santé. C'est avec la benjamine, la truculente Deborah, que la journaliste américaine Rebecca Skloot, auteur du livre "La vie immortelle d'Henrietta Lacks" (Calmann-Levy), va nouer une poignée complicité après avoir passé beaucoup de temps à obtenir sa confiance.
Il est vrai qu'ils se sont toujours sentis floués quelque part, les descendants d'Henrietta Lacks: "Si notre mère est si importante pour la science, pourquoi est-ce qu'on n'est même pas couvert par la Sécu ?", lâche l'aîné de la famille lorsqu'il apprend qu'elles ne s'échangent pas gratis, les cellules He-La... Et puis il y a certains récits qui remontent à la surface: ces "docteurs de la nuit" qui autrefois enlevaient les esclaves pour faire des expériences, ces cobayes noirs atteints de la syphilis dans les années 30 et que le ministère américain de la Santé laissait mourir lentement et douloureusement...
N'a-t-elle pas été, elle aussi, une martyre de la science des Blancs, Henrietta Lacks, et son âme ne crie t-elle pas vengeance à travers ces cellules ? Vengeance pour elle...Vengeance aussi pour l'une de ses filles, Elsie, atteinte d'épilepsie et dont on va apprendre, dans ce qui est le passage le plus bouleversant du livre, qu'elle a fini ses jours dans une sorte d' "asile de nègres" où l'on pratiquait là aussi des expériences sans le consentement des patients...
Entre thriller scientifique et saga familiale sur fond de ségrégation, Rebecca Skloot sait faire la part des choses. Elle évite notamment tout manichéisme lorsqu'il s'agit de répondre à l'épineuse question de savoir à qui appartiennent nos cellules, et s'il y a de quoi effectivement s'interroger sur la marchandisation dont les cellules He-La ont été l'objet, il faut aussi admettre qu'au départ les savants qui ont réussi à reproduire les cellules d'Henrietta Lacks étaient moins motivés par le profit que par l'enthousiasme scientifique. On aurait juste aimé qu'ils n'oublient pas le visage d'une femme, tous ces pionniers du prélèvement cellulaire. Elle est là, au dos du livre, la peau brun clair et lisse, les yeux jeunes et espiègles, immortelle, quelque part...
"La vie immortelle d'Henrietta Lacks", de Rebecca Skloot (Calmann-Lévy) Coup de projecteur sur TsfJazz, ce lundi 31 janvier (8h30, 11h30, 16h30) avec Nicole Le Douarin, secrétaire perpétuelle de l'Académie des Sciences et auteur des "Cellules souches, porteuses d'immortalité" (Odile Jacob)