La malédiction Hilliker
Tapi dans l'obscurité, il attend que des femmes l'appellent au téléphone. Elles sont partout et nulle part à la fois, cristallisant tour à la tour la dépravation ou l'exorcisme de l'ancien gamin tordu qui maudissait sa maman avant qu'elle ne soit assassinée. On l'aura compris : avec "La Malédiction Hilliker", autoportrait au féminin pluriel trempé dans la fange et la rédemption, James Ellroy prouve qu'il est un roman noir à lui tout seul. La "mère" des batailles, si on peut dire, se nomme Geneva Hilliker Ellroy...
L'auteur de "L.A Confidential" en avait déjà fait, en 1996, la clé de voûte de "Ma part d'ombre", récit fondateur dans lequel James Ellroy auscultait l'impossible enquête pour retrouver l'assassin de sa mère avant que cette même enquête ne se dilue dans des trips bien lourds entre drogue, alcools et dérive fascisante dans les bas-fonds de Los Angeles. "La Malédiction Hilliker" prolonge le propos. Il s'agit désormais de passer de "Elle" à "Elles" et de traquer, d'amantes en épouses, les figures féminines qui pourront libérer l'auteur du fantôme maternel et des mauvaises pensées qu'il nourrissait à son encontre.
Tournez manège, donc... Rencontres plus ou moins fantasmées dans un train ou une laverie, filles faciles, musiciennes austères, prostituées lascives ou alors unions plus solides mais pas forcément moins destructrices... Ellroy conduit son affaire en six mouvements, orchestrant son destin à la manière d'un Beethoven, son compositeur préféré. La quête prend parfois des allures étranges. Les femmes d'Ellroy -du moins telles qu'il les décrit- ne sont pas toutes des canons de beauté.
La "chasse à la femelle" ne prend pas non plus un caractère exclusivement sexuel, surtout de la part de quelqu'un qui n'a jamais eu d'enfants. Foncièrement anticommuniste, James Ellroy craque dans le même temps pour des gauchistes pures et dures comme la romancière américaine Helen Knode, à qui il dédie l'un de ses livres, "White Jazz"... Il aura également une autre aventure du même type avec une mystérieuse Joan, laquelle va inspirer la fameuse "déesse rouge" de son dernier chef d'oeuvre, "Underworld Usa"... Quelques ténébreux secrets de l'univers "ellroyen" se dévoilent ainsi au grand jour, dans un registre à la fois "hardcore" et mystique.
La plume tient pourtant remarquablement le choc, dans un équilibre subtil entre descente aux enfers et élévation morale, un peu comme dans certains films de Martin Scorsese, et avec pour point d'orgue le récit d'une dépression qui défie l'imagination: au tournant des années 2000, James Ellroy craque littéralement. Il s'invente notamment des maladies horribles. "Je regarde sans cesse, écrit-il, l'intérieur de ma bouche. J'y vois des protubérances et des marques laissées par le frottement de mes dents, et je les catalogue toutes comme traces de cancer. Ma langue titille des kystes salivaires et les force à se métastaser"... Quel dingue, ce James Ellroy ! Quel dingue et quel génie à la fois...
"La malédiction Hilliker", de James Ellroy (Editions Rivages) Sortie en librairie le 19 janvier. Matinale spéciale et coup de projecteur (8h30, 11h30, 16h30), ce lundi 17 janvier sur TsfJazz avec Hubert Artus, critique littéraire sur le site Rue 89.