Samedi 28 novembre 2020 par Ralph Gambihler

Kapital

Ses racines, il les a toujours démultipliées. En 2004, Mario Canonge sort Rhizome, album qui lui est inspiré par un concept cher à Édouard Glissant : la relation-rhizome plutôt que l'identité fixe, l'arborescence plutôt que l'arbre à racine unique, le bourgeonnant, l'horizontalité plutôt que notre pauvre verticalité qui rétrécit ce que nous sommes. Depuis la fin des années 80, le pianiste natif de Martinique n'a jamais dérogé à cette ligne de conduite musicale, philosophique et politique. Zouk, salsa, jazz world avec le groupe Ultramarine, néo-hard bop dans Quin'Up aux côtés de son complice Michel Zenino... Le voici aujourd'hui privilégiant un autre versant de son altérité avec un album-manifeste, Kapital.

Rien à voir avec le pavé d'un célèbre barbu (et donc, rien de barbant...) malgré un esprit similaire. En cheville avec Érik Pédurand, jeune chanteur de Guadeloupe qui vit à Chicago, Mario Canonge signe au contraire un disque habité de délicatesse et qui envoûte plus qu'il n'assène. Enregistré lors d'une résidence dans une ancienne plantation, l'album part d'un propos emprunt de lucidité malgré son vernis "old school" : sans capitalisme, pas d'esclavage. Il fallait que cela soit dit, chanté et jazzé à l'heure où la question raciale suscite toute une gamme de crispations inédites à défaut d'être rassembleuses.

Restait à décliner ce rappel à travers plusieurs thèmes: travail à bas coût, inégalités, culture du café, ou encore colonisation des esprits. On perçoit aussi à quel point, tout au long de l'album, le propos reste adossé à l'expérience et à l'histoire antillaises, telle une appropriation culturelle au beau sens du terme. En créole ou en anglais, façon talk over ou toute en douleur rentrée, la voix d'Érik Pédurand prend aux tripes. Elle ne cède jamais au déclamatoire factice, mais mord au contraire dans l'ironie ou le cri, lovée dans les mélodies sensuelles, poignantes et percussives de Mario Canonge dont le jeu pianistique s'inspire des tambours de Martinique et de Guadeloupe, en souvenir, peut-être, d'une époque où la caste dominante les considérait comme des "instruments du diable "

Des titres comme Aktion, Café ou encore le si vibrant Jou An Nou Rive avec ses accents de Fleurette africaine contribuent à rendre cet album particulièrement exaltant. De quoi confirmer la force du propos de Mario Canonge l'autre soir sur TSFJAZZ lorsqu'à la question "la musique peut-elle changer le monde ? ", il répondait qu'il était au moins certain, en ces temps de confinement, que l'absence de musique, elle, change le monde, et pas vraiment en bien. N'aurait-il pas pu y consacrer un chapitre supplémentaire, le "camarade " Karl Marx ?

Kapital, Mario Canonge et Érik Pédurand (Aztec Musique). Concert au New Morning le 29 janvier. À réécouter, "Caviar pour tout, Champagne sur les autres", sur TSFJAZZ, le mercredi 25 novembre, dont Mario Canonge était l'un des deux invités.