Jason Moran au Duc des Lombards
Ses mains s'arrachent du corps, elles sprintent tout au long du clavier, le cisaillent quelquefois, tandis que le batteur invente des orages et que le contrebassiste se lance dans l'une de ses pulsations free-style dont il a le secret... Jason Moran, Nasheet Waits et Tarus Mateen ne font qu'un ce soir là au Duc des Lombards... Estomaqué, on se laisse nous aussi emporter par le rythme, jusqu'au moment où une voisine plus toute jeune nous prie d'aller trépider ailleurs parce que les planchers du Duc, paraît-il, sont "défaillants" (!!!)
Très bien. On va donc se la jouer introverti, on va se dé-swinguer un peu ou du moins essayer, prostré dans la texture même de ce qui s'écoute, là, en deux sets complètement différents l'un de l'autre... Avec "Ten", nouvel album de son trio Bandwagon sorti durant l'été, Jason Moran étincelait déjà de climax ensorcelants, entrechoquant modernité et tradition... "Ten", c'était du jazz en fusion, "prenant à la gorge, écrivait-on récemment, à force de se laisser agripper par le monde extérieur"...
Eh bien sur scène, la contamination par ce même monde extérieur a joyeusement gagné du terrain. La plupart des morceaux sont ainsi précédés de sons étranges : scratchs, samples, bouts de rap, de pop, de classique, de gospel... ça vire même au psyché à la fin du concert. Et à chaque fois, le miracle a lieu : après s'être laissé "infecter" par un environnement musical et sonore auquel le public est plus ou moins familier, un accord foudroyant au piano rejazzifie l'affaire. On pense alors à ce que le philosophe Alain Badiou écrit à-propos du cinéma lorsqu'il parle d'un art impur au départ, du fait même de ses conditions de production, mais dont tout le sens, tout le but, justement, est de tendre vers une sorte de purification.
Et ça donne à nouveau l'élégiaque "Pas de deux" qui nous avant déjà tant ravi sur platine... On retrouve aussi l'hommage à toute une histoire du jazz, ne serait-ce qu'à travers cette sublime version de "Body & Soul" prolongée par les lyrics d'Eddie Jefferson sur la célèbre version de strong>Coleman Hawkins... Il y a de la nervosité dans ce concert. Ce n'est pas un déjeuner sur l'herbe. Et ça donne, en même temps, un moment unique, une véritable odyssée rythmique pleine de tonnerres, d'accélérations et d'arcs-en-ciel sur le mode adagio, tout cela parfois dans un même morceau... La musique afro-américaine y est célébrée comme elle devrait souvent l'être, à la fois dans sa complexité, dans son intégrité et dans sa quête obstinée d'explorations et de nouveaux langages.
Jason Moran au Duc des Lombards... C'était du 2 au 4 novembre.