Dimanche 30 août 2009 par Ralph Gambihler

Jan Karski

Il aurait fallu en rester à "Shoah"... Ou alors il aurait fallu la carrure d'un Claude Lanzmann pour raconter Jan Karski... C'est justement devant la caméra de Lanzmann que nous avions fait une première fois connaissance avec ce messager de la Résistance polonaise qui, en pleine 2ème guerre mondiale, s'était efforcé de prévenir les Alliés de ce qui se tramait dans les camps de la mort.

Jan Karski s'était rendu à deux reprises dans le ghetto de Varsovie, où deux leaders juifs lui avaient clairement laissé entendre à quelle "solution finale" était promis leur peuple... Il fallait prévenir Roosevelt ! Il fallait empêcher l'extermination totale des Juifs d'Europe ! Dans "Shoah", Jan Karski intervient à la fin du film. Il essaie de parler. Il n'y arrive pas. Il sort du champ, mais la caméra tourne toujours. Il revient, les yeux baignés de larmes. Il dit à Lanzmann qu'il est prêt à parler et la parole, brisée, semble avoir autant de difficulté à se frayer un passage devant la caméra que 35 années plus tôt, quand il s'agissait d'alerter sur ce qui relevait déjà de l'indicible...

C'est le récit que Jan Karski tient dans "Shoah "qui constitue la première partie de l'ouvrage que vient de lui consacrer un romancier d'une quarantaine d'années, Yannick Haenel. C'est de loin la meilleure partie... Dans un second temps, l'auteur raconte le parcours de son messager polonais à partir de son autobiographie publiée en 1944... Parcours exemplaire d'un patriote catholique torturé par les Nazis, mais aussi à deux doigts de rejoindre les charniers de Staline à Katyn... Aussi étrange que cela paraisse, cette 2ème partie est moins dense que la première, comme si la plume de Yannick Haenel était bridée par tout ce que l'odyssée de son personnage a d'impressionnant. Ce n'est que dans la dernière partie de l'ouvrage que l'auteur retrouve sa liberté de romancier, pour le meilleur et surtout pour le pire...

Yannick Haenel se met à la place de Karski après la guerre. Il parle pour lui. Les Juifs d'Europe ont été massacrés, et le messager polonais est un homme en colère. On ne l'a pas écouté. "Comment un monde qui a laissé faire l'extermination des Juifs peut-il se prétendre libre ?" , s'interroge Karski tel que l'imagine l'auteur... C'est avec les yeux du présent que Yannick Haendel interroge le comportement des Alliés pendant la guerre, et c'est extrêmement problématique. Il fait bailler Roosevelt quand celui-ci entend le récit de Karski... Le même Roosevelt qui prit la décision historique de lancer les Etats-Unis dans la guerre contre Hitler...

Yannick Haenel va encore plus loin lorsqu'il fait dire à son personnage que 1945 a été la pire année du 20ème siècle et que le procès de Nuremberg n'a été que le maquillage de la responsabilité des Alliés qui ont laissé mourir les Juifs dans les camps pour ne pas avoir à les accueillir après la guerre... Cette fois-ci, le romancier va trop loin. Il mélange tout : Auschwitz, Hiroshima... Il réduit à néant le travail des historiens qui ont pourtant fait valoir à quel point la connaissance de la Shoah pendant la guerre était un sujet complexe alors que l'impératif suprême était la chute d'Hitler...

Faut-il redire, ici, que même dans l'immédiat après-guerre le sort des Juifs n'était pas au coeur des débats et que ce n'est qu'à partir des années 60-70 que la spécificité du génocide fut réellement mise en lumière? Yannick Haenel n'a que faire, semble-t-il, de ses subtilités. Il leur préfère les impasses d'une bonne conscience qui transforme, au fil du livre, son personnage en une sorte de sous-Elie Wiesel de plus en plus exaspérant.  Il y a là comme une injustice faite à l'intégrité même de Jan Karski, et c'est ce qu'on a le plus du mal à pardonner au romancier qui a tenté de le faire revivre.

"Jan Karski", de Yannick Haenel (Editions Gallimard)