Improviser le cinéma
Le sujet est inépuisable et en même temps propice à bien des clichés. Surtout lorsqu'il s'agit de revisiter, pour la énième fois, un film comme "Ascenseur pour l'échafaud" ou alors les univers de Woody Allen, Clint Eastwood et Bertrand Tavernier. strong>Gilles Mouëllic, heureusement, procède bien autrement lorsqu'il aborde les relations entre la note bleue et le 7eme art. Elargissant un champ d'analyse dont il a déjà exploré la fécondité dans un ouvrage de référence, ("Jazz et cinéma", éditions des Cahiers du Cinéma, 2000), cet enseignant rennais puise désormais dans l'oeuvre de Jean Renoir et de Maurice Pialat, entre autres, pour montrer comment des cinéastes à-priori bien éloignés de l'esthétique du jazz procèdent en vérité comme des improvisateurs de génie.
L'ouvrage est intitulé "Improviser le cinéma", et il est riche d'enseignements. Le premier d'entre eux, c'est qu'au cinéma comme dans le jazz, l'improvisation ne s'improvise pas. Elle n'a rien à voir avec une intuition quasi-divine ou une impréparation supposée. "Loin de remettre en question le rôle du metteur en scène, écrit Gilles Mouëllic, le recours à l'improvisation ne fait que l'affirmer avec force". Pour en utiliser toutes les potentialités, il est déjà "indispensable de définir un univers créatif aussi ferme qu'homogène".
Autrement dit, l'improvisation ne s'oppose pas à l'écriture. L'autre leçon du livre, c'est qu'il existe autant de modes d'improvisations que de jazz(s)... Dans "La Règle du jeu", par exemple, Renoir privilégie "l'expression de l'acteur" à la manière d'un Duke Ellington dont les arrangements des pupitres de cuivres "créent un climat sonore particulier, destiné à la fois à guider le soliste et à mettre en relief son phrasé". John Cassavetes, lui, procède à la manière d'un Ornette Coleman ("La même confiance dans le collectif, le même besoin de faire corps, le même goût de la prise de risques (...) la même tolérance aux excès susceptibles de déclencher l'imprévisible. Mais aussi la même conscience aigüe de la nécessité d'une direction assumée avec une tranquille autorité")...
Quant aux faux raccords chers à Jean-Luc Godard, comment ne pas y voir, à l'instar des "fausses notes" de Monk, une manière de mettre d'abord l'accent sur le rythme, la pulsation, le mouvement ? Un même cinéaste, parfois, emploie dans un seul film différents gestes d'improvisation. Le "A Nos Amours" de Maurice Pialat en est le plus bel exemple avec la scène dite de la fossette, où la relation père/fille est transfigurée par celle qui s'établit, dans le prisme d'une délicatesse absolue, entre un réalisateur et une jeune actrice, et la scène du repas de famille où Pialat procède plus radicalement dans une "mise en crise" du film tout entier.
En lisant Gilles Mouëllic, on comprend bien en tout cas à quel point d'équilibre entre collectif et proximité parviennent les cinéastes de l'improvisation. Qu'importe s'ils n'ont pas dans leurs discothèques l'oeuvre complète de Charlie Parker ! En mettant l'humain et non pas le préfabriqué au coeur de leur geste cinématographique, Renoir, Pialat et Cassavetes nous offrent des tressaillements comparables à ceux de Bird lorsqu'il s'arrache à lui-même dans "Lover Man"...
"Improviser le cinéma", de Gilles Mouëllic (Editions Yellow Now). L'auteur sera l'invité des Lundis du Duc, le lundi 5 mars, sur TSFJAZZ (19h), en direct du Duc des Lombards, avec à ses côtés la productrice Sylvie Pialat et le batteur Daniel Humair