Lundi 5 juillet 2010 par Ralph Gambihler

Il n'y a pas que John Zorn à Montréal...

Il n'y a rien de pire, finalement, que d'aller au jazz comme on va à la messe... C'est malheureusement ce à quoi nous a invité Keith Jarrett, à Montréal, en guise de seule vraie fausse note d'un festival par ailleurs époustouflant...Envolée, la florale parenthèse de "Jasmine", son dernier album... Sur scène, Keith Jarrett dégage une morgue, une glaciation et un ennui tels qu'on abandonne vite la salle à l'entracte, même si on se laissera dire que la 2ème partie du concert était beaucoup plus enlevée bien que ternie par un nouvel accès de mauvaise humeur du pianiste contre le public et les photographes... La grande erreur aura peut-être consisté à jouer des contrastes comme on tente le diable en savourant le joyeux Robert Glasper avant de se farcir le trio Jarrett/Peacock/DeJohnette...

Moi qui en était resté à l'image d'un pianiste surfait, prétentieux et pas franchement convaincant dans ses errances néo hip hop, j'ai complètement viré ma cuti en l'espace de deux concerts. Quel feeling dans le jeu de Robert Glasper ! Quelle jubilation, surtout, dans le refus de se prendre au sérieux tout en pulsant à 200% ! Hancockien en diable, ses reprises de " Trust Me" et " Butterfly", carrément antinomiques dans leur style, m'ont  bluffé, et sans vouloir enfoncer le clou sur Keith Jarrett, il n'y a pas photo sur la façon dont " Autumn Leaves" s'enlise dans le clavier de mister " Köln Concert " tandis que le même morceau est propice à un duel gorgé de rires et de jaillissements entre Glasper et le trompettiste Terence Blanchard... On n'oubliera pas non plus le vibrant " In a Sentimental Mood " du chanteur Bilal, accompagnateur d'un soir, et encore moins la pêche incroyable des deux compagnons de musique de Robert Glasper,  Kendrick Scott à la batterie et  Vicente Archer à la contrebasse... Gary Peacock et Jack DeJohnette à côté , c'est  gala annuel pour maison de retraite...

Bon allez... Assez d'irrespect envers les anciens ! l'épopée Masada de John Zorn mise à part, le plus beau concert de Montréal aura sans doute été celui d'Ahmad Jamal, le soir de ses 80 ans... Autant j'avais été déçu par son concert de l'Olympia il y a quelques mois, autant j'ai retrouvé, à Montréal, l'éternelle jeunesse d'un maestro du piano jazzistique, punchy à souhait, n'hésitant pas à surexposer sa section rythmique en la dirigeant de main de maître avant de livrer une version toute en pointillés, moins expressionniste, certes, qu'à Olympia, mais au final  littéralement déchirante de son morceau-fétiche, " Poinciana"...

Quelques voix pour finir... Celle du pétillant Matthieu Boré, notamment, notre crooner frenchie dont on est si fier à TSFJAZZ, et qui a réussi à dérider le public avec un contrebassiste tordant à ses côtés et un répertoire de plus en plus souple, jusqu'à cette superbe reprise de " Lady Madonna" des Beatles dont on espère vivement un bis repetita le 10 juillet prochain lorsqu'il viendra jouer à Paris au Duc des Lombards...  Bobby McFerrin a également mis le feu à Montréal avec à ses côtés un ensemble vocal canadien venu décupler son art du chant à capella... De sa reprise de " Naïma" à sa version de " Blackbird" des Beatles, en passant par des moments genre Carmina Burana, il était pratiquement impossible de s'arracher à ce concert extraordinairement enjoué et dédié à l'improvisation dans tous ses états, à l'image de ce moment magique où McFerrin s'est assis à l'avant-scène pour tenter d'improbables duos avec des spectateurs choisis parmi le public...

Et puis il y eut ce moment magique qui n'avait, nous dira-t-on, rien à voir avec le jazz... On peut discuter la chose... Qui a le plus à voir avec le jazz ? George Benson, relifté jusqu'à plus soif, plombant son hommage à Nat King Cole dans une coulée de choeurs, de violons et de synthés avant de quitter la scène au son d'une musique de Michael Jackson ? Ou alors John Forté, cet ex rappeur des Fugees qui a payé au prix fort les années Bush en faisant de la prison pour détention de cocaïne, et qui, dans l'intimité tamisée d'une petite salle, renverse complètement la configuration musicale à laquelle on s'attendait ? Il  "mélodise" ses instants rappés, John Forté, et donne au contraire une âpreté stupéfiante à la partie chantée... Entouré d'un jeune percussionniste et d'une claviériste douée d'un discret mais terrific sex-appeal, il réveille, guitare acoustique en bandoulière, ce qu'il y a de plus humain, de plus poignant et de plus authentique dans une musique quand elle surgit ainsi des tripes et des périodes de galère... Entre deux verres de vodka-canneberge, on a vraiment l'impression, à ces moments là, de toucher à l'essence même de ce qu'est un festival de jazz...

Festival de jazz de Montréal, juillet 2010.