Dimanche 22 décembre 2019 par Ralph Gambihler

Hal Singer, un siècle d'intégrité

INTRODUCTION

Je suis très heureux, mais aussi ému et intimidé de m'exprimer devant vous, ce soir, pour évoquer la si belle odyssée du saxophoniste et chef d'orchestre américain, mais aussi français, Hal Singer depuis sa naissance à Tulsa, dans l'Oklahoma, il y a tout juste un siècle, et alors qu'il est toujours parmi nous, prêt à faire partager ses souvenirs comme il l'a encore fait au mois d'octobre au micro de ma radio, TSFJAZZ.

Avant de vous résumer ce long long way en moins d'une demi-heure -on va essayer de ne pas dépasser les 25 minutes- je tiens à remercier le maire de Chatou, Eric Dumoulin, et ses équipes, Eric Desbois, professeur de saxophone et de jazz au conservatoire de Chatou, ainsi que le directeur de l'Espace Hal Singer, Frédéric Richard, pour leur invitation. Merci aussi à Arlette Singer, l'épouse d'Hal Singer qui, après m'avoir accueilli si chaleureusement à Chatou en octobre dernier, m'a communiqué les mémoires de son mari qu'elle a mises en forme avec une qualité d'écriture particulièrement bluffante dans "Jazz Roads", paru en 1991 aux Editions No 1.

C'est donc à mon tour de tenter de vous transmettre ce qu'a d'emblématique cet itinéraire d'un musicien de jazz noir américain qui ne s'est jamais appesanti sur les obstacles dressés par la Ségrégation alors même qu'il en a toujours eu parfaitement conscience. Mieux encore, ces obstacles, Hal Singer les a transcendés en étant éternellement curieux de tout, sans dogmatisme, avec une soif insatiable de renouvellement de soi et d'ouverture à l'autre. Une soif d'apprendre, surtout, qui s'est prolongée jusqu'à ces cours de piano qu'Hal Singer prenait encore il y a une quinzaine d'années, ici-même, à Chatou, lorsqu'à 85 ans il était le doyen des élèves de Pierre Carrié au conservatoire. Une telle humilité et une telle intégrité, forgées dans les valeurs de respect et de dignité qui lui ont été inculquées dès le plus jeune âge, ça entretient la forme, ça peut aussi vous faire rencontrer des légendes comme Duke Ellington, Billie Holiday ou encore Coleman Hawkins. Peut-être même que ça peut, qui sait, vous permettre de pouvoir un beau jour souffler vos 100 bougies.

1/QUAND "BLACK WALL STREET" TOMBAIT EN ENFER

Harold Joseph Singer est né le 8 octobre 1919 au sud des Etats-Unis, dans le quartier noir de Greenwood, à Tulsa, dans l'Oklahoma. Son père vient du Nord, là où la ségrégation est moins forte. Il est technicien dans une entreprise d'outils mécaniques et il n'est pas du genre à s'aplatir face aux racistes. Il faut dire qu'il en impose, et personne ne se risquerait à l'appeler "Uncle", comme Oncle Tom. La maman d'Hal Singer, quant à elle, vient de Louisiane. Issue d'une famille d'ouvriers agricoles, elle est employée comme cuisinière -un art où elle excelle- dans les familles blanches. On est au Sud des Etats-Unis mais à Greenwood, même si elle est obligée de vivre séparément des Blancs, la communauté noire connaît une relative prospérité. Le quartier de Greenwood y gagne même un surnom flatteur, Black Wall Street.

Ce havre de paix tombe malheureusement en enfer au printemps 1921, lorsqu'un jeune noir, garçon d'ascenseur dans un grand magasin, est accusé d'avoir agressé une jeune femme blanche. Alors qu'il s'apprête à être lynché, un groupe d'hommes afro-américains viennent à son secours. Des coups de feu éclatent, la violence de la foule explose. Des milliers de Blancs déboulent à Greenwood, tuant hommes et femmes, incendiant et pillant des magasins avec l'aide de gardes fédéraux qui tirent à la mitraillette, tandis qu'un avion de l'armée fédérale largue des bâtons de dynamite.

Cet épisode a été pendant longtemps passé sous silence. Bilan terrible, pourtant: 300 morts, majoritairement des Noirs, et plus de 10 000 sans abris. Hal Singer, qui n'a pas encore deux ans à l'époque, aurait pu y passer lui aussi. Heureusement, une dame pour laquelle sa mère faisait souvent la cuisine alerte la famille à temps. Elle embarque la maman et le bébé dans sa voiture puis leur paye le billet de train pour Kansas City... Dans ses mémoires, Hal Singer expliquera que l'attitude généreuse de cette femme blanche l'a certainement immunisé contre tout racisme anti-blanc. "La vie m'a appris, écrit-il, qu'il y a des bons et des méchants des deux côtés de la barrière raciale".

2/VIOLON ET ALTO PENCHÉ

De retour à Tulsa, la vie reprend son cours avec une prudence redoublée, désormais, pour les enfants noirs à qui leurs parents font comprendre qu'ils ne seront jamais vraiment en sécurité. Pas question, par exemple, d'aller jouer dans le parc d'attraction voisin où sur le panneau d'entrée, il est inscrit, et dans l'ordre: "No Niggers, no Dogs, No Jews"- Interdit au "Nègres", aux chiens et aux Juifs. La religion, en même temps, entretient l'espoir. Et peut-être aussi les vocations puisque c'est d'abord à l'Eglise, et en écoutant les chants accompagnés par l'orgue de sa cousine aux côtés de son oncle qui est "preacher", qu'Hal Singer vit ses premières émotions musicales.

C'est pourtant un violon qu'on lui met d'abord dans les mains, comme cela a aussi été le cas pour Miles Davis, parce que c'est, paraît-il, l'instrument des familles respectables. Ça ne lui plait pas, le violon, à Hal Singer, alors même que son père tient tant à ce que son fils devienne "quelqu'un", comme on dit... Hors de question, par exemple, de lui apprendre à manier la scie ou le tournevis. Rétif au violon, le petit Harold est le premier, en revanche, à couver des yeux le tourne-disque qu'il y a à la maison et sur lequel passent des chansons de blues que sa mère adore tellement, comme il sera le premier, plus tard, à vouloir faire partie d'une fanfare scolaire. Ce sera d'abord la clarinette, pour lui, puis le saxophone, un alto, premier instrument pour lequel il a le coup de foudre.

Après, il a une drôle de manière d'apprendre à jouer du saxophone. Fasciné par le son aérien de Lester Young, l'un des deux géants de cet instrument à l'époque avec Coleman HawkinsHal Singer essaie de l'imiter en tenant le sax à l'horizontale. Il ne paie pas de mine en parcourant la maison avec son alto penché, jusqu'à avoir de sacrées courbatures. Autre lubie du moment, lorsque Duke Ellington et ses musiciens débarquent à Tulsa lors d'une tournée avec leurs pardessus croisés sans le moindre bouton dessus, Hal Singer, pour les imiter, se met à cisailler lui-même les boutons de son manteau tout en coupant la boucle de sa ceinture. Il se prendra alors une sacrée raclée de la part de sa mère. Qu'importe ! Il ne sait pas encore ce qu'il veut être, mais il est impressionné par ses idoles. Lorsqu'elles débarquent à Tulsa, il court à leur hôtel, il se fait passer pour un tout jeune portier, il leur fait la conversation avant d'ajouter que sa maman est la meilleure cuisinière du coin. Le musicien se laisse attirer. Dans ses mémoires, Hal Singer écrira que c'est comme cela qu'il a "invité la musique à sa table."

3/BILLETS VERTS SOUS LE TAPIS

C'est dans les années 1938-39 que Hal Singer fait ses débuts au sein des grands orchestres noirs de l'époque. Ses premiers patrons ont pourtant été oubliés ou presque dans les dictionnaires du jazz : Terrence Holder qui fut une légende de Kansas City avant d'être obligé de travailler dans une mine de cuivre du Montana, Ernie Fields (dont le fils, Ernie Fields Jr, a joué du saxo avec Marvin Gaye et... Johnny Hallyday !) ou encore Lloyd Hunter qui fut une vedette locale un peu plus au nord, dans le Nebraska. C'est aussi à cette époque qu'Hal Singer commence à acquérir un bagage théorique en recopiant des pages entières de livres sur la musique -les photocopieurs n'existaient pas à l'époque. On a déjà évoqué sa soif d'apprendre, d'étudier, jusqu'à rejoindre à 42 ans les bancs de la prestigieuse Julliard School à New-York.

En attendant, il vit aussi le quotidien des musiciens en tournée, qui n'est pas toujours très reluisant, surtout quand on est noir de peau et qu'on est exposé à la ségrégation lorsqu'on débarque dans des états du Sud. Et puis les hivers sont difficiles. Dans le bus qui transporte les musiciens, le toit n'est pas isolé, la tôle est directement au-dessus des têtes, on se réchauffe comme on peut en installant, par exemple, un tube d'air chaud sur le sol. Vaut mieux pas, en revanche, s'endormir dessus avec ses bottes ou ses chaussures sous peine de se retrouver les pieds carbonisés. Il y a heureusement des compensations. La reconnaissance des autres musiciens, déjà... Et puis le premier salaire. Grosse frayeur, quand même, au passage, puisque ses premiers billets verts, Hal Singer les glisse sous le tapis de la maison où il est hébergé sauf qu'au retour d'une tournée, il n'y a plus de tapis ! Affolement du jeune musicien, jusqu'à ce que la maîtresse de maison qui, elle, n'a pas l'air trop affolée, lui dise: "Il est là, ton salaire...". Et elle lui tend un chéquier en ajoutant qu'elle a ouvert un compte en banque pour lui... En fait, depuis la Grande Dépression qui avait ruiné son grand-père, Hal ne voulait plus trop entendre parler des banques.

C'est pourtant bien un sacré chéquier, mais musicalement parlant cette fois, qu'il va décrocher en étant recruté au sein de l'orchestre de Jay Mc Shann, qui n'est autre que le premier employeur de Charlie Parker. Je ne sais pas si on peut dire que Mc Shann, c'est la Rolls Royce du jazz par rapport aux précédents orchestres d'Hal Singer, mais à défaut de Rolls Royce, au moins, cette fois-ci, les tournées se font en train. C'est plus confortable. Plus révélateur, également , comme ce jour où Hal Singer a vu un soldat noir de l'armée américaine en larmes  dans un train en Georgie parce que des policiers lui intimaient l'ordre de rejoindre la partie du wagon qui était réservée au Noirs. Sauf que le soldat était blessé, il avait absolument besoin de s'asseoir, tant pis si c'était sur des sièges réservés au Blancs. Hal Singer n'a jamais oublié comment cet homme a été humilié et comment, pour qu'on lui fiche la paix, il s'est résolu à sortir son calibre 35 de l'armée en menaçant se tuer après avoir tué les policiers. Hal Singer n'a pas oublié, non, et Hal Singer n'a pas non plus participé à la 2e Guerre Mondiale. Des litres de café et de whisky +des quantités d'aspirine ont suffi à le rendre inapte lorsqu'il s'est présenté aux recruteurs. Pourquoi, disait-il, se battre pour la liberté des autres en Europe quand sa propre liberté n'est pas prise en compte dans le pays où l'on vit ?

4/BILLIE'S DOG

Heureusement que New-York existe pour éprouver, à défaut de liberté, une sorte d'épanouissement au regard de tout ce qui vibre musicalement et humainement dans cette ville. Hal Singer y débarque en 1942. C'est à la 52e Rue que ça se passe, quartier mythique où se développe un nouveau courant musical, le bebop. Le jeune saxophoniste est un peu interloqué au début, lui qui a débuté à l'ère du swing. A propos des be-boppers, il écrira dans ses Mémoires:  "Je ne savais pas où leurs recherches les menaient, mais j'admirais leur désintéressement. Ces gars-là mangeaient vraiment de la viande enragée". Il trouve un véritable ami parmi eux, Don Byas, quelqu'un de très populaire dans le milieu, lui aussi saxophoniste.

Autre rencontre, toujours dans la 52e Rue, Billie Holiday, avec laquelle sa formation partage l'affiche dans un club qui s'appelle le Famous Door. Il lui arrive d'accompagner la chanteuse. À l'époque, elle a toujours son chien avec elle. Il s'ennuie, l'animal, pendant que sa maîtresse chante. Alors Hal Singer l'emmène faire un petit tour pour qu'il puisse voir le ballet des voitures. Le musicien joue aussi  à Harlem au Savoy Ballroom, ce dancing aux murs recouverts de miroirs, au Small's Paradise Malcolm X, à qui il consacrera un morceau plus tard, a travaillé comme serveur. Il y a aussi l'Apollo Theater où il accompagne le célèbre trompettiste Roy Eldridge avec lequel il enregistre son premier disque en 1944. C'est à cette période, également, qu'Hal Singer est amené à diriger pour la première fois un orchestre, du côté de Brooklyn...

Et puis, de club en club et de tournée en tournée, il dégote enfin, en 1948, la possibilité d'enregistrer son premier disque en leader pour le label Savoy avec notamment à ses côtés le tout jeune pianiste Wynton Kelly qu'on retrouvera plus tard dans le célèbre album de Miles Davis, Kind of Blue. Il n'a que 17 ans à l'époque. Résultat: un triomphe et un malentendu. Le morceau-vedette du disque, Cornbread, cartonne dans les juke-box du Sud des Etats-Unis, sauf que ce morceau, qu'Hal Singer a un peu enregistré sous la contrainte de son producteur, ce n'est pas du jazz pur, mais du Rythm & Blues. Du coup, alors même qu'il venait d'être engagé dans l'orchestre de son idole, Duke Ellington, "L'homme de l'harmonie", "l'infatigable ambassadeur de notre peuple", comme il l'écrira plus tard dans ses Mémoires, Hal Singer doit faire un choix. Pour tirer partie de sa célébrité, et si possible bien vivre, il lui faut creuser ce sillon du Rythm & Blues qui lui permet de diriger durablement un orchestre, de voyager aux Etats-Unis et à l'étranger avec des artistes comme Nat King Cole et Ray Charles. Il a enfin un train de vie digne de son talent. En revanche, il passe à côté du jackpot qu'il aurait dû engranger lorsqu'en 1950 il enregistre un autre morceau à travers un simple contrat de cession sur le label Mercury. Ce morceau, c'est le fameux Rock Around The Clock qui rapportera une fortune quelques années plus tard à Bill Haley lorsque ce dernier reprendra le même thème. Il faudra bien plusieurs décennies pour que Hal Singer puisse faire valoir ses droits sur ce morceau qui a fait le tour du monde.

5/ LA FILLE AUX GANTS DE CHEVREAU

Jusqu'à il n'y a pas si longtemps, il n'aimait pas trop qu'on lui reparle de cette période Rythm & Blues, Hal Singer. Au bout de quelques années, il a tout de même décidé de rejouer le jazz qu'il aimait, notamment au Métropole, un grand club de la 7e avenue avec un gigantesque bar en chêne brillant, et une vedette pas moins énorme puisque la gloire du Métropole, en cette année 1958, c'est le légendaire saxophoniste Coleman Hawkins, l'autre grande idole de jeunesse de Hal Singer avec Duke Ellington. Lorsque le "Hawk", comme on l'appelle, part en tournée, c'est Hal Singer qui est amené à le remplacer. Entre ces deux-là, ce sera une belle amitié. D'autant que Coleman Hawkins est tout sauf un bourrin. Il a fait des études, et ça, Hal Singer y est très sensible. Il se tient aussi au courant de toutes les nouveautés. C'est lui qui signalera à Hal Singer le passage, dans un club qui s'appelle le Five Spot, d'un certain Ornette Coleman qui deviendra la figure pionnière de ce que l'on a appelé le Free Jazz.

La vie new-yorkaise est agréable, en ces années-là, pour Hal Singer. Il lui manque pourtant quelque chose. Il n'a pas encore construit de foyer familial. Curieusement, dans ces mémoires, il relie cela au fait qu'il n'a jamais voulu jouer en Europe. Pour lui, c'était un continent arriéré au niveau matériel par rapport à l'Amérique. Finalement, la curiosité l'emporte. Ce sera d'abord Copenhague, au Danemark, avec son environnement accueillant et paisible, son rythme de vie tellement moins stressant qu'à New-York et son allergie au racisme à une époque où le combat pour les droits civils enflamme les Etats-Unis. Quelqu'un comme Dexter Gordon s'y est déjà installé. Il a l'air d'y  être heureux, surtout en jouant devant des publics attentifs et avertis. C'est aussi à Copenhague que le pianiste Kenny Drew, lui parle d'une autre ville européenne elle aussi pleine de charme. Il y a passé quelques années. Cet endroit, c'est Paris, la ville-lumière.

Alors quand le célèbre pianiste et chanteur de blues Memphis Slim qui s'est installé en France l'appelle en 1965 pour le remplacer pendant un mois parce qu'il doit partir en tournée, Hal Singer n'hésite pas. Au départ, il pense que ce sera une simple escale et qu'il reviendra ensuite s'installer à Copenhague. Seulement voilà, dans la cave enfumée et entre les murs de pierres des Trois Mailletz, à l'ombre de Notre Dame de Paris, les choses ne se passent pas comme prévu. Un samedi soir, Hal Singer repère une jeune fille au cheveux clairs dans un groupe de jeunes. Elle porte des gants de chevreau blanc. Elle lui dira plus tard que c'était sa première soirée dans un club de jazz, qu'elle n'a pas vraiment fait attention au musicien qui jouait, mais qu'elle s'était laissée rattraper par sa musique, par ce "son", et que c'était pour retrouver ce "son" qu'elle était revenue le voir... Et qu'ils ont fait finalement leur vie ensemble, Arlette et Hal.

6/VOYAGES, RENCONTRES ET TRANSMISSIONS...

Le temps nous manque pour retracer avec précision cette Second Life d'Hal Singer en France, ce pays où, enfin, il n'a plus eu la sensation, comme aux Etats-Unis et à cause de la couleur de sa peau, d'être un citoyen de seconde classe uniquement accepté parce qu'il joue de la musique. Au Chat qui Pêche, à La Huchette, dans d'autres clubs parisiens encore, il va multiplier les engagements. Il avait décroché le prix mondial du disque de jazz du Hot Club de France en 1960 pour un album enregistré aux Etats-Unis, Blue Stompin', et de nombreux pays font appel à lui pour des festivals, des concerts, des tournées. Il construit aussi la famille dont il rêvait: deux filles, quatre petits enfants, des promenades à n'en plus finir avec Arlette le soir et même la nuit du côté des Halles ou du Louvre avec sa structure horizontale qui contraste tant avec la verticalité new-yorkaise.

Le musicien n'a pas renoncé aux voyages. À partir de 1972, il va jouer dans 28 pays africains différents avec ses musiciens et, parfois, des musiciens locaux. C'est un nouvel univers sonore qui s'offre à lui, dans le prolongement d'un disque intitulé Soukouss et enregistré à Paris avec le tout jeune Manu Dibango qu'il avait déjà engagé en 1969 dans l'excellent album Paris Soul Food. Voyage en ex-URSS, également, en 1989. On est au tout début de ce que l'on appelé la Glasnost -la transparence- et Hal Singer joue son propre rôle dans Taxi Blues, un film de Pavel Lounguine, qui exalte cette façon qu'a la musique de dépasser les frontières. Le film obtiendra le prix de la mise en scène au festival de Cannes. Il y aura cette tournée à Taïwan et ses concerts à Hong Kong à la fin des années 90. Toujours cette attirance pour les autres cultures... Cette découverte, aussi, du très bon niveau en jazz des musiciens nationaux rencontrés à cette occasion.

D'autres rencontres, encore... Des jeunes musiciens qu'il soutient comme le pianiste Alain Jean-Marie ou le saxophoniste Steve Potts, parmi nous ce soir, comme sont également présents le contrebassiste Darryl Hall, le batteur Sangoma Everett, la pianiste Katy Roberts et le trompettiste Rasul Siddik, sans oublier le plus jeune Adrien Varachaud qui a décidé de faire du saxophone son métier quand il a vu Hal Singer en concert... Belle rencontre, aussi, avec le dessinateur Pétillon pour lequel il enregistre en 1995 la bande-son d'une BD multimédia et interactive, "Un Privé dans la nuit"... Hal Singer participe aussi dans les années 80 à une pièce de théâtre au Châtelet, Black and Blue avec à la clé une pure ambiance Cotton Club. Il est aussi revenu entre-temps, à partir de 1978, pour être précis, sur la scène américaine où il a retrouvé ses amis, mais l'expérience qui lui a fait le plus chaud au cœur, c'est l'opération "Cité Swing" qui l'a vu animer le travail d'une trentaine de jeunes musiciens amateurs à Nanterre, où il a longtemps habité avant de découvrir Chatou. Il y avait un groupe de jazz, un groupe de rai, de percussions... Tout cela s'est prolongé à travers un beau concert sur le parvis de La Défense. Apprendre, transmettre. C'est sa double profession de foi, à Hal Singer.

CONCLUSION

En 1992, la France a définitivement considéré Hal Singer comme un trésor national en le faisant chevalier des arts et des lettres, puis commandeur des arts et des lettres sept ans plus tard. Son allergie au Rhythm & Blues a disparu lorsque son petit-fils, Hugo, doué d'une sacrée oreille, a reconnu le son de saxophone de son grand-père dans le jeu vidéo Mafia II où il y avait deux versions de Rock Around The Clock. Diminué par l'âge et une maladie des yeux, Hal Singer a rangé son son instrument dans son étui, mais son esprit et son âme n'ont pas abdiqué, loin de là, surtout quand sa voix éraillée répond au souvenirs qu'on sollicite auprès de lui. Bon, Ok, il n'a plus le droit au whisky, mais un petit verre de Porto avec un peu de guacamole nous a tout de même réunis chez lui en octobre dernier lorsque je suis venu l'interviewer et que nous avons trinqué à ses cent ans. C'est encore un roc, ce grand monsieur. Un roc d'intégrité, de panache, d'émerveillement, une mémoire vivante de cent ans de jazz et de luttes du peuple afro-américain pour la dignité et le bonheur , un hymne incarné, enfin,  à toute l'humanité et à tous les sortilèges d'une musique que Hal Singer a développé, exploré et fait évoluer. On se sent bien humble face à un tel parcours, mais aussi tellement fier de contribuer à en transmettre les innombrables reliefs, et les innombrables chorus. Je vous remercie.

Intervention en l'honneur d'Hal Singer, Chatou, 20 décembre 2019.