Forever
Sommes nous à ce point éprouvés par l'humeur de l'époque (crise, expulsions, manifs, Sarkozy...) pour se réfugier ainsi dans les volutes d'un duo piano/contrebasse ? Déjà, au printemps, l'herbe était plus verte : Keith Jarrett pianotait au coin du feu et c'est Charlie Haden qui tenait l'archet du frugal et voluptueux "Jasmine"... Eh bien douce rebelote cette automne, avec ce "Forever" hors-temps qui réunit le légendaire Eddie Gomez, lequel eut la rude tâche de succéder à Scott La Faro dans le trio de Bill Evans, et le pianiste brésilien Césarius Alvim devenu Breton d'adoption et peintre à ses heures, avec une inspiration qui, comme en témoigne la pochette de l'album, relève plus des langueurs armoricaines que des tropiques de Copacabana.
Que la Bretagne est belle, donc, quand elle part à New-York, l'hiver, puisque c'est là-bas qu'a été enregistré l'album en début d'année. Peut-être que le fantôme d'un autre Breton, Eric Le Lann, flottait alors dans les parages dans la mesure où c'est autour de lui, il y a un peu plus de 20 ans, que furent réunis pour la première fois Eddie Gomez et Cesarius Alvim... Il en est d'ailleurs resté une très belle trace dans "Forever", avec "Lady CB", que Le Lann avait signé à l'époque en hommage à Carla Bley...
Pour le reste, cet album des retrouvailles comporte quelques standards invieillissables (et notamment le trop bien enlevé "Witch Hunt" de Wayne Shorter) et surtout cinq compositions de Cesarius Alvim qui sont pour ainsi dire les cinq sommets du disque. Il faut dire qu'elles déchirent dans tous les sens du terme, les mélodies de Cesarius... Elles portent en elles une mélancolie, et peut-être aussi une hantise à laquelle Eddie Gomez offre une poignante réplique puisqu'il est impossible ici de ne pas se laisser envahir par les spectres "evansiens"...
On se réécoutera ainsi jusqu'à plus soif le solo de contrebasse de "Boréal Paysage" mais aussi les silences de "Shining Star" ou encore le crescendo lyrique de "Ode to a dream"... On se dira également qu'à force de ne pas en faire trop, à force de ne jamais se marcher dessus, ces deux musiciens là, chacun dans leur espace, construisent discrètement un jazz de sérénade, bravant toutes les contingences, toutes les dissonances, avec ce drôle d'effort que de ne pas vouloir en imposer et encore moins sublimer le duo piano/contrebasse puisque Jarrett et Haden sont déjà passés par là... Eh bien, messieurs, on vous le dit, c'est raté: à vous êtes à ce point acharnés à ne pas vouloir faire date, votre "Forever" si bien nommé n'est rien d'autre que l'un des plus beaux coups de coeur de l'année sur TsfJazz...
"Forever", Eddie Gomez et Cesarius Alvim (Plus Loin Music)... Eddie Gomez sera l'invité du 20h de TSFJAZZ ce mardi 12 octobre. Concert le 14 octobre au théâtre Traversière à Paris.