Dexter Gordon, le bon géant du ténor
Célébrer Dexter Gordon façon 59 rue des Archives (tous les dimanche à midi sur TSFJAZZ avec David Koperhant, Rebecca Zissmann et Adrien Belkout), c'est plonger de plain-pied dans l'un des parcours les plus mythiques de la note bleue en essayant de faire la part des choses entre fiction et non-fiction. Côté fiction, justement, difficile de dissocier ce ténor d'exception de son personnage dans Autour de minuit de Bertrand Tavernier. Cette voix enfumée, cette dégaine nonchalante et ce 1,93 de roc et de solitude représentent pour beaucoup l'archétype du jazzman africain américain.
Reste à traverser le miroir (ou l'écran) comme l'a fait récemment celle qui fut l'épouse du musicien, l'ex-manager et archiviste Maxine Gordon, dans Dexter Gordon: Sophisticated Giant (éditions Lenka Lente), prix livre de l'Académie du jazz. On est un peu resté sur notre faim, avouons-le, dans ce récit un poil trop studieux, comme si l'auteure avait d'abord voulu se parer des atours de l'universitaire au détriment de l'intime. Il ne suffit pas de souligner le refus par Dexter Gordon de toute évocation des années cinquante pour percer ses secrets.
Une émission de radio, surtout lorsqu'elle balance une scène d'ouverture comme savent le faire nos "inspecteurs " de 59 rue des Archives, paraît plus efficace. Voici donc Dexter Gordon en concert, en 1980, devant les détenus de Rikers Island, en face de Manhattan. De quoi lui rappeler, justement, les nombreux séjours en prison que son passé de toxico lui infligea au cœur de ces années cinquante qu'il voulait effacer de sa mémoire. "Si vous jouez bien, nous vous garderons toute la nuit ", lui avait lâché le directeur de la prison. Le saxophoniste avait décliné d'avance.
Il a fini par s'évader, vraiment... L'émission refait brillamment le grand voyage entre ascension, errances et renaissance, depuis les quartiers chauds de L.A. jusqu'aux charmes apaisants de la vieille Europe, en passant par le New-York agité des années bop. La traversée du miroir passe par Armstrong repérant le jeune Californien, les duels épiques avec Wardell Gray, les querelles de droits lors du passage sur le label Savoy. On croise aussi Dexter Gordon donnant des leçons de style vestimentaire à Miles Davis.
Mais ce qui frappe davantage est ailleurs. Chez Gordon, l'autodestruction paraît souvent contrebalancée par une sorte de rétention. "Parfois, Bud te faisait comprendre qu'il s'était débranché ", note-t-il lorsqu'il joue avec Bud Powell. Le crack du ténor, en revanche, ne perd jamais complètement de vue la prise de courant. Il a d'ailleurs rarement conscience d'être au bord du précipice.
Dans le même ordre d'idées, il ne suit pas Coltrane dans ses virées mystiques alors même que sa sonorité de plus en plus musclée, de sa performance dans le Watermelon Man du tout jeune d'Herbie Hancock jusqu'à la version explosive de A Night In Tunisia dans l'album Our Man In Paris, le rapproche du tempérament coltranien. Même "tempérance", toutes proportions gardées, devant la caméra de Bertrand Tavernier. "Il n'était jamais bourré ", d'après le réalisateur, sauf dans une fameuse scène où l'acteur pionce toute la journée sur le lit de François Cluzet.
En somme, contrairement à Charlie Parker et Chet Baker, il est arrivé à Dexter Gordon de se tenir droit, entre lâcher-prise et self control. Il n'est pas non plus doté de l'ego visionnaire d'un Miles Davis faisant à la fois de sa "cool attitude "une façade et une raison d'être jusqu'à la transfiguration magistrale des années 70. Miles est un ogre, Dexter seulement le "bon géant ", en référence à l'intitulé du 59 rue des Archives qui lui est consacré et s'il incarne effectivement la quintessence du musicien de jazz, il ne sort pas du cercle. À défaut d'être fascinant, cela suffit à le rendre formidablement attachant.
Dexter Gordon, le bon géant du ténor, 59 rue des Archives, TSFJAZZ, ce dimanche 21 mars. Podcast dans la journée de lundi.