Dernière nuit à Twisted River
"Les histoires sont des merveilles qu'on ne peut endiguer", conclut John Irving à la 562ème page de son dernier pavé. Certes, mais une trame moins dispersée aurait sans doute canalisé d'avantage l'attention du lecteur tout au long de cette dantesque, touffue, déchirante... et interminable "dernière nuit à Twisted River" !
On comprend, dans le même temps, que l'auteur de "Prière pour Owen", "Hôtel du New Hampshire", et "Le Monde selon Garp" se soit volontairement laissé porter par le lit en furie du torrentiel cours d'eau qui donne son titre au roman, d'autant plus que la première partie du récit -cette fameuse et ultime nuit à Twisted River- est de loin la plus réussie: New Hampshire, années 50... Un jeune convoyeur se noie accidentellement alors que lui et ses camarades acheminaient des troncs d'arbres le long d'une rivière glacée. Le drame fait tout de suite écho à une autre tragédie dans l'esprit de Dominic Baciagalupo, le cuisinier du coin, qui vit seul avec son fils depuis la mort de sa femme dans des circonstances similaires.
Il est très beau, ce lien entre le père et le fils, jusqu'au soir où l'enfant, surprenant une volumineuse indienne à la chevelure abondante dans les bras de son paternel, la prend pour un ours et l'envoie illico ad patres en l'assommant avec une poêle en fonte. Tragique et saugrenu à la fois -mais c'est souvent ainsi chez John Irving- l'accident marque le début d'une longue cavale, de Boston à Toronto, en passant par le Vermont... Difficile de résumer la suite, sauf à raconter dans le détail l'inéluctable vengeance d'un shérif peu recommandable, les multiples expériences culinaires d'un cuisinier en fuite ou encore le roman d'apprentissage de son fils devenu écrivain, avec pour ange-gardien un bûcheron peu sociable mais pas si obtus qu'il en a l'air.
Etalé sur plusieurs décennies, le récit croise également la guerre du Viet Nam et les attentats du 11 septembre, le tout dans une forme de plus en plus kaléidoscopique qui voit surgir une mustang bleue mortifère, des chiens valeureux ou encore une mystérieuse parachutiste tombée du ciel... Le problème, ce n'est pas seulement que John Irving en fait trop, ni même que ses personnages ne soient pas aussi attachants qu'ils l'auraient mérité. La vraie faille du roman, au-delà de ses innombrables morceaux de bravoure, tient plutôt dans les digressions migraineuses et les incessants allez-retour d'une période à l'autre qui polluent le rythme du récit.
Quand, par exemple, deux vieilles voisines s'arrêtent par hasard dans le restaurant où elles vont inévitablement reconnaître leur ancien patron cuisinier du New Hampshire qu'elles aguichaient autrefois, le lecteur est immédiatement saisi par l'intensité du moment... Sauf qu'il faut ensuite attendre une soixantaine de pages où il est question de tout autre chose avant que la rencontre entre le cuistot et les deux rombières de choc ait vraiment lieu... De la même manière, les réflexions de l'auteur sur le métier d'écrivain ne sont pas des plus passionnantes. La plus-value gastronomique étant censée, ici, avoir autant de valeur que l'attrait littéraire, force est de conclure que l'indigestion n'est pas loin ou alors que le soufflé retombe aussi lentement qu'il refroidit...
"Dernière nuit à Twisted River", de John Irving (Le Seuil)