Dimanche 12 janvier 2020 par Ralph Gambihler

Décolonisations (sur Arte)

"Ça commence quel jour, la lutte ? Il en faut quand même du courage pour affronter ces hommes blancs avec leurs machines qui crachent 500 balles par minute"... Cette voix qui percute, ce tempo irrévérencieux, ce timbre subjectif jusqu'à l'ironie appartiennent au comédien Reda Kateb, narrateur-griot d'un documentaire remarquable où l'on croise son grand-oncle, l'écrivain algérien Kateb Yacine, témoin du carnage de mai 1945 à Sétif, Algérie française.

Yacine l'écrivain, mais aussi Lamine Senghor aux poumons brûlés après la guerre 14/18, Nguyên Ai Quôc lorsqu'il ne s'appelait pas encore Hồ Chí Minh ou encore Abdelkrim El Khattabi qui rêvait trop tôt d'une République dans le Rif marocain... Chacun d'eux aurait mérité un documentaire à lui seul. Les relier dans un même chœur, celui d'une vingtaine de parcours individuels se succédant comme des vignettes, donne en même temps un sacré souffle à ce qu'ont voulu entreprendre l'historien Pierre Singaravélou et les metteurs en scène Marc Ball et Karim Miské. Ce dernier ne nous est pas tout à fait inconnu. En 2012, il avait publié un polar d'enfer, Arab Jazz. C'est aussi le frère de la chanteuse Leïla Olivesi.

Histoire globale et mondiale, donc, comme celle de Patrick Boucheron en son temps. Plutôt que de les différencier, montrer en quoi ces décolonisations, ultra-plurielles par nature, se font écho les unes aux autres, miroirs réfléchissants de résistances autochtones dès les premiers temps, parfois, de la nuit coloniale. Cela suppose de briser le canevas des dates établies et des événements dits incontournables, lesquels seraient forcément politiques au sens étroit du terme alors qu'un match de football de juillet 1911, à Calcutta, s'avère pareillement fondateur lorsque des Indiens qui "osent" jouer pieds nus battent une équipe d'officiers britanniques...

Cette attention aux sans-voix, puisée dans cette partie des post-colonial studies baptisée "études subalternes", s'appuie sur des archives étonnantes et une fluidité de récit qui emprunte aussi bien à l'art graphique qu'à des cinématographies occultées en Occident, Bollywood en tête. Les auteurs ne font pas pour autant l'impasse sur des réalités plus nuancées, comme le montre la tragique épopée congolaise, de Lumumba à Mobutu. Chasser le colon ne suffit pas, il faut aussi le sortir de sa tête. Ou alors rappeler que décolonisation est un mot féminin.

De la révolte des Cipayes emmenée par la princesse indienne Lakshmi Bai au geste de défi de la Kényane Mary Nyanjiru relevant sa robe face à la soldatesque britannique en passant par la révolte d'une autre kenyane, Wambui Waiyaki, rejoignant la cause des Mau-Mau, le rôle des femmes est loin d'être minoré. N'ont-elles pas tout compris avant les hommes, à l'image de la poétesse et activiste Sarojini Naidu qui découvre le sort des Noirs américains tout en popularisant le combat de Gandhi outre-Atlantique ?

Une bande-son du tonnerre enrobe cette autre histoire des décolonisations : Mesi Bondye de Leyla McCalla, JB Lenoir et son Vietnam Blues ou encore le Bambino algérien de Lili Boniche... On adore aussi le clin d'œil des auteurs lorsqu'ils plaquent la wagnérienne Chevauchée des Walkyries sur la bataille de Dien Bien Phu et non plus, comme dans Apocalypse Now, sur les hélicoptères américains arrosant le Vietcong de napalm. Là encore, emblématique renversement de perspective.

Décolonisations, documentaire en trois volets de Pierre Singaravélou, Marc Ball et Karim Miské. En replay sur Arte jusqu'au 6 mars 2020.