De briques et de jazz
Du jazz au fil de la Garonne ? Même si Claude Nougaro en fut le chantre swinguant, Toulouse ne semblait guère vouée à abriter une odyssée de la note bleue. Soutenu par une iconographie impressionnante, le travail de bénédictin auquel s'est livré Charles Schaettel corrige avec bonheur nos préjugés de parigot.
Travail de bénédictin mais aussi construction en panoramiques à partir d'un premier travail sur le jazz toulousain paru en 2001 : sur la place Wilson, au coeur des années trente, le tramway a ainsi bien du mal à se frayer un chemin entre les terrasses de L'Albrighi et du Café des Américains, dressées l'une face à l'autre avec leurs orchestres. On franchit la Garonne et c'est un autre décor. A Saint-Cyprien, dans des baraques en bois près du fleuve, Django est Occitan. C'est d'ailleurs avec deux frangins gitans, Paul et Eugène Baptiste, que Guy Lafitte, fil rouge de ce récit, fondera son premier groupe en 1944.
Guy Lafitte, chercheur de lumière hermétique à toute certitude, médusé quand le cornettiste Rex Stewart débarque à Toulouse en 1949 mais tout aussi fasciné, plus tard, par Sonny Rollins. "Je mime le saxophone idéal, écrit-il, que je me suis mis dans le crâne. Il tient un peu d'Hawkins, de Don Byas, des autres, mais il n'est pas eux". L'obtus et redoutable critique Hugues Panassié, qui tient Toulouse à l'oeil depuis son QG de Montauban situé à seulement 50 km, ne manquera pas d'épingler son ancien disciple. Guy Lafitte aura alors cette réponse, sublime d'humilité et d'intelligence: "Comment croire en la vie, en la réalité de quelque chose, si on nie son actualité et son avenir ?"
Il cherche la lumière, Guy Lafitte, et finit par l'attirer à ses côtés: Claude Guilhot, Michel Roques... Il passe aussi par cette fameuse Tournerie des Drogueurs où Toulouse se prend soudain pour Chicago, un jour de l'an 59, lorsque le gérant de l'établissement, Jean Lannelongue, est abattu par des truands-racketteurs. D'autres lieux prendront la relève, toujours avec ces murs typiquement toulousains de briques roses ou rouges : Chez Geneviève, le Rag Time, le Pharaon sans oublier l'archétype de la cave jazz toulousaine dans les années 80, la Cave des Blanchers, avec son "escalier étroit qui défie les lois de l'équilibre des livreurs de piano et rend nécessairement problématique toute remontée un tant soit peu arrosée".
Toulouse aura aussi son aventurier, Jacques Gauthé, le saxo-traiteur faisant répéter ses troupes ( Claude Tissendier y fera ses débuts) au milieu des étagères où s'alignent l'ail, le vinaigre et l'huile. Il tentera ensuite de marier cuisine et musique à la Nouvelle-Orléans avant de tout perdre au moment de Katrina. Toulouse aura son gourou, Christian "Tonton" Salut, qui amène des airs de Coltrane dans la maison d'arrêt de Muret. Toulouse aura sa diva, Elizabeth Caumont. Et puis aussi sa clientèle particulière (les bals annuels dans les écoles d'ingénieurs, d'aéronautique, de médecine...) et ses atouts étonnants, comme par exemple une presse régionale particulièrement réceptive, à l'instar de la journaliste jazz Nighthawk signant 1.200 articles en 12 ans dans La Dépêche du Midi.
L'aventure n'est pas terminée. Renouant avec ce "jazz de scène" qui empêchait autrefois le tramway de filer droit entre les terrasses, les rutilantes machines à swing de Philippe Léogé -le Big Band 31-et de Paul Chéron -le Tuxedo Big Band- ont montré avec quelle grande classe une ville et un département (l'une ayant d'ailleurs passé le relais à l'autre dans l'organisation d'un festival digne de ce nom...) ont su acclimater et valoriser le jazz avec des couleurs toujours plus vives, toujours plus accueillantes et sans doute d'avantage propices à faire sauter les frontières que dans le passé. La contribution de Charles Schaettel s'avère, à cet égard, exceptionnellement fructueuse.
De briques et de jazz. Le jazz à Toulouse depuis les années 30, Charles Schaettel (Editions Atlantica). A suivre, les Lundis du Duc, sur TSFJAZZ, le lundi 16 février à 19h, avec pour invités Charles Schaettel, Claude Tissendier et Philippe Léogé.