Jeudi 10 septembre 2009 par Ralph Gambihler

Contrebande

Les mots, parfois, sont comme des vagues. Pour un roman dont plusieurs chapitres se passent en pleine mer, c'est parfait. Laissez vous donc engloutir, amis lecteurs, dans les torpeurs océanes,  les sanglots de blues, les étreintes vénériennes et les vapeurs de rhum dont se nourrit la plume torride d' Enrique Serpa dans "Contrebande ", une oeuvre phare de la littérature cubaine enfin traduite en français, plus de 70 ans après sa parution.

Ernest Hemingway, autre écumeur des lettres, avait été l'un des premiers à repérer le génie d'Enrique Serpa. "Vous êtes le meilleur romancier d'Amérique Latine, et vous devriez tout abandonner pour écrire des romans ", lui avait-il lancé en guise de reproche, alors que Serpa consacrait encore trop de temps à son activité de journaliste... Mais c'était comme une bouteille à la mer, ce genre de conseil... "Contrebande de pensées; contrebande de sentiments... Mais qu'étais-je d'autre, moi, qu'un produit frauduleux parmi tous ces hommes véritables ", peut-on lire dans le court paragraphe qui précède le récit, comme si, à travers son narrateur, Enrique Serpa parlait déjà un peu de lui-même.

Roman de contrebande, donc...  On est à La Havane, dans les années 20, avec pour narrateur, justement, un armateur réduit au rang d'épave, contrairement à sa jolie goélette. Suant le mauvais whisky des tripots, dilapidant sa fortune dans une sexualité sans joie, confit en lâcheté et en neurasthénie, le bonhomme se sent soudain revivre lorsqu'on lui propose de devenir encore plus riche en transportant de l'alcool clandestinement vers les Etats-Unis, où règne alors la Prohibition. Mais en mer comme sur terre, ça ne va pas aller mieux dans sa tête, surtout au contact d'un capitaine de bord fier, simple, indomptable, et au côté duquel notre narrateur fait piètre figure.

Le face-à-face entre ces deux là prend parfois des accents hitchcockiens... On en perçoit, surtout, les soubassements politico-sociaux qui vont conduire à la Révolution cubaine, à la mesure du dénuement dans lequel végétait alors tout un peuple de pêcheurs, de prostituées et d'enfants déguenillés... Enrique Serpa nous imprègne de cette ambiance avec une extraordinaire intensité expressive... On est particulièrement scotché par la scène du cabaret où une "voix de saxophone s'élève dans un solo guttural " au moment où les danseuses cherchent leur client du soir. "Elles égrenaient mécaniquement  des rires sans joie, écrit l'auteur, et entre leurs lèvres  de location s'embusquait parfumée et traitresse, la syphilis"... A ce degré d'enivrement, on prend la mesure, hélas, de ce qui s'est perdu, culturellement parlant, au long du Malecon, lorsque le coup de gel castriste a coagulé avec la prolifération des club med'... Il nous reste le jazz cubain, heureusement, mais ceci est une autre histoire..

Contrebande, d'Enrique Serpa (Editions Zulma)... A suivre sur TSF JAZZ, "Cuba en livres, Cuba en jazz ", dans les Lundis du Duc,  ce lundi 14 septembre, avec parmi nos invités Eduardo Manet, qui a signé la préface de "Contrebande " et qui publie dans le même temps "Un Cubain à Paris "      (Editions Ecriture)