Contrairement au jazz, Ken Burns panache à tout-va la musique country
Du jazz dont aucun redneck n'a caricaturé l'esprit, le grand documentariste américain Ken Burns avait repris au début des années 2000 la dimension la plus "officielle" avec le concours de Wynton Marsalis. Résultat: une fresque intimement liée à la ségrégation, gorgée de fulgurances et d'authenticité mais un peu renfermée sur elle-même, jusqu'à traiter par le mépris l'irruption d'un Ornette Coleman ou la période électrique de Miles Davis.
Regard tout autre, quelques deux décennies plus tard, avec la série "Country Music " enfin accessible sur le site d'Arte. Acharné à réhabiliter un répertoire souvent associé au style "cowboy" le plus réac et le plus insipide, Burns élargit la focale au maximum. Honky tonk pour boire et danser, bluegrass des prairies immortalisé par Bill Monroe, country tantôt hors-la-loi (ou plutôt "outlaw" façon Willie Nelson...), tantôt policée... Il y en a pour tous les goûts quand il s'agit de montrer comment s'est incarnée musicalement la grande âme du peuple américain, fermiers et ouvriers réunis.
Intention louable et pas forcément falsificatrice: le Folsom Prison Blues de Johnny Cash, après tout, n'a rien d'incompatible avec les hymnes pacifistes d'un Bob Dylan. On les voit même tous les deux ensemble à un moment devant un piano. Comment rendre en même temps justice à une musique qui, tout au long de son histoire, a tenté d'invisibiliser l'apport africain-américain avant de passer à côté du mouvement des droits civiques ? Ken Burns pourtant ne ménage pas ses efforts: le violon irlandais se découvre soudainement inséparable du banjo africain. Fiddlin' John Carson chante certes pour le Ku Klux Klan dans les années 20... mais aussi pour le Parti communiste américain, tandis que Jimmie Rodgers s'offre une séance avec Louis Armstrong. On nous assure par ailleurs qu'Hank Williams avait un mentor bluesman.
And so what ? Alors même que Ray Charles, étrangement absent dans cette série documentaire, avait rehaussé le genre en 1962 avec son mythique Modern Sounds in Country and Western Music, c'est un silence de mort qui accueille cinq ans plus tard Charley Pride, l'un des rares chanteurs noirs de country, lorsqu'il débarque à Nashville dans la célèbre émission de radio en public The Grand Ole Opry. Pas question non plus qu'il enregistre un morceau où il est question d'une Mary "aux cheveux d'or "... Les unions mixtes, ce n'était pas trop le genre des fans de country à l'époque.
L'angle féministe est plus saillant. De la Family Carter (Sarah, Maybelle et la fille de cette dernière, June Carter...) au Crazy de Patsy Cline avant un crash fatidique, elles se sont vite emparées des premiers rôles malgré les conseils peu progressistes de Tammy Wynette restant auprès de son homme quoi qu'il arrive dans Stand by your Man. Loretta Lynn et Dolly Parton se rapprochent un peu plus des rives de l'émancipation derrière leurs faux airs campagnards même si, en ce qui concerne Dolly Parton, les paroles du si entraînant Jolene ne brillent pas non plus par leur audace. L'engagement sera bien plus affirmé avec Emmylou Harris et ses accents folk.
Bon, au gré tout de même de huit épisodes, le répertoire au cœur de cette série peut fatiguer à la longue. Heureusement, l'art de Ken Burns, toujours fidèle à sa façon de faire parler des photos à coup de zooms, est toujours aussi opérationnel, et les nombreux témoignages recueillis, à commencer par celui du joueur de mandoline Marty Stuart, sont autant emprunts de fraîcheur que d'émotion. La démarche d'ensemble n'en reste pas moins troublante dans sa manière de tout canoniser.
Country Music, Ken Burns (2019), à découvrir sur le site d'Arte.