Connemara
Dans le Grand Est, du nouveau ! Trois ans après Leurs enfants après eux, Goncourt naturaliste qui avouons-le nous était tombé des mains, Nicolas Mathieu signe au cœur des Vosges (et non plus en Moselle) une épopée autrement plus captivante, gorgée d'émotion et de grandeur d'âme. Peut-être la ressent-on davantage du côté d'Épinal, cette sensation de "terre brûlée" captée par une fameuse chanson qui donne son titre au roman.
Au départ, les retrouvailles entre Hélène, "l'executive woman" toute lézardée de l'intérieur, et Christophe, l'ancien champion de hockey devenu VRP en nourriture canine. Ils se sont connus au lycée. Depuis, elle a fait carrière, l'ex-première de la classe issue de la petite bourgeoisie: une belle maison d'architecte, un dressing, un brave mari... mais aussi le burn-out, la lassitude. Lui en revanche n'a pas construit grand-chose. Il s'est tout juste épaissi entre son gamin fragile, le père qui perd un peu la boule, la patinoire en guise de pré carré.
Ces deux-là vont à nouveau tenter l'âge des possibles sans forcément être sûrs des sentiments qu'ils éprouvent l'un pour l'autre. Tout l'art de Nicolas Mathieu est de réussir à tisser autour d'eux, par la seule évocation de leur entourage et de leurs trajectoires depuis l'adolescence -trajectoires qui finissent par s'entrelacer juste avant l'élection d'Emmanuel Macron- le portrait d'une France périphérique doublement délaissée.
Les Vosges façon Nicolas Mathieu, déjà, c'est l'anti-Start up nation incarnée dans le récit par le cabinet de consulting qui a recruté Hélène et qui fait son miel de la fusion des régions tout en fantasmant sur le futur président "disruptif ": "Inventer une région, il fallait quand même être gonflé, et ne rien comprendre de ce qui se tramait dans la vie des gens, leurs colères alanguies, les rognes sourdes qui couvaient dans les villes et les villages "... Sauf que cette "terre brûlée " de petits riens, de brisures incertaines et de bonheurs qui ne ressemblent pas à ceux qu'on nous vend échappe aussi aux "woke", aux éco-anxieux et autres thuriféraires de #MeToo.
Ces gens-là sont ailleurs, calmes, désengagés, le bulletin de vote discret, la colère sourde, la sérénité rustique. Avec sa plume à vif, pleine d'allant et qui surfe à merveille sur la trivialité du quotidien, Nicolas Mathieu existentialise leur habitus au sens bourdieusien du terme, comme le faisait à l'écran Claude Sautet. La mélancolie qui en résulte vibre comme le staccato des Lacs du Connemara dont "osent " s'enticher les personnages du roman, sachant que "les terres, les lacs et les rivières ça n'était qu'une image, du folklore. Cette chanson n'avait rien à voir avec l'Irlande. Elle parlait d'autre chose, d'une épopée moyenne, la leur, et qui ne s'était pas produite dans la lande ou ce genre de conneries "... Fier, authentique et réparateur, Connemara est bien le plus beau roman de ce début d'année.
Connemara, Nicolas Mathieu (Actes Sud). Coup de projecteur avec l'auteur, ce jeudi 3 mars, sur TSFJAZZ (13h30)