Comme la mousse sur la pierre...
Cérémonie des adieux au théâtre de Ville. On sait qu'elle ne sera pas là, cette fois ci, pour recevoir l'ovation du public malgré tous les rappels de la terre. Chaque année, en juin, Pina Bausch avait l'habitude de nous ramener des rêves chorégraphiés, des visions, des éclats de rire, et puis aussi une certaine idée du paradis perdu à partir d'une résidence de quelques mois dans tel ou tel pays. Le dernier voyage s'est déroulé au Chili, et c'est forcément le coeur serré, sur scène comme dans la salle, que nous dévorons des yeux et des oreilles cette ultime et fragile carte postale du bout du monde que nous présente la troupe désormais privée de sa figure fondatrice.
Le spectacle a pour titre "Como el musguito en la piedra..." (une très belle chanson de la chanteuse chilienne Violeta Para), ce qui veut dire en français, "comme la mousse sur la pierre", et c'est le Chili comme aucun touriste lambda ne peut l'imaginer. Sur un plateau d'une blancheur aveuglante, des crevasses se forment subrepticement, sans même que le spectateur s'en aperçoive, le regard étant d'abord braqué sur les danseurs. On dirait l'appel de la terre, ou alors cet endroit où gisent tout ces sentiments refoulés en nous et que Pina Bausch adorait exhumer dans un hymne permanent à la beauté, au plaisir et au bonheur.
En même temps, dans un pays comme le Chili, l'affaire est un peu plus compliquée à cause du poids de l'histoire et des années terribles où Augusto Pinochet exerçait la terreur que l'on sait. Les danseurs, du coup, ont parfois les yeux bandés. Un homme et une femme tentent de s'embrasser avant d'être arrachés l'un à l'autre. Une demoiselle est accrochée à une corde, et entre deux jolis chants latinos, sucrés comme on les aime, résonnent soudain les timbres martiaux d'un Bugge Wesseltof, du nom de ce jazzman avant-gardiste dont la boussole sonore irait plutôt vers le Pôle Nord que vers la Patagonie.
Et puis, plus près de la tragique histoire chilienne, on entend également une chanson de Victor Jara, ce musicien martyr dont Pinochet avait coupé les mains pour qu'il ne puisse plus jouer de la guitare... Et pourtant, la tonalité généralité du spectacle est loin d'être sombre... Au détour de quelques escapades que l'on devine savoureuses dans les quartiers populaires de Santiago, Pina Bausch et sa troupe ont réactualisé leur thème préféré, à savoir "homme/femme mode d'emploi". Les machos chiliens en prennent ici pour leur grade... Leur science du bla-bla n'a que peu d'effet sur ces dames qui prennent rapidement l'avantage sur le plan chorégraphique, avec des ustensiles d'ailleurs parfois très étranges (le lancer de cailloux, ça reste à l'esprit, et les bouteilles d'eau qui vous déshabillent façon torride, on en redemande !)....
Résultat: une ribambelle de séquences gorgées de poésie et de sensualité... Les corps se dérobent, se rattrapent... Ils entrent parfois dans une sorte d'apesanteur. Et lorsque tout va bien, c'est dans le contact avec les cheveux que s'esquisse un langage amoureux ou amical. On retrouve ici la sublimation d'une sorte de dolce vita déjà à l'oeuvre dans d'autres pièces de Pina Bausch, et la musique suit évidemment, y compris à travers l'intrusion inattendue du tout doux "To Love You All Over Again", interprétée par une certaine Madeleine Peyroux.
"Dansez, dansez, sinon nous sommes perdus", pouvait-on lire il y a quelques mois sur l'affiche du film de Wim Wenders dédié à Pina Bausch... C'est vrai que durant tout ce spectacle exceptionnel de densité et qui semble parfois résumer plein d'autres opus de la même chorégraphe, on oublie qu'elle n'est plus de ce monde, Pina, comme si elle était encore là, à les observer, ses danseurs... Et puis en sortant du Théâtre de la Ville, face à la Seine, on se rend compte qu'il n'y aura plus, qu'on le veuille ou non, d'autres voyages, ce qui rend d'autant plus poignant et incontournable ce dernier périple au pays de Pablo Neruda...
"Comme la mousse sur la pierre" ("Como el musguito en la piedra"), par le Tanztheater Wuppertal de Pina Bausch, au Théâtre de la Ville à Paris (jusqu'au 8 juillet)