Combat de nègre et de chiens
Scénographie darkness : tôle, grillages, plateau-cratère éviscéré de l'intérieur avec une pente qui dévale vers on ne sait quel gouffre... On commence un peu à les connaître, nos metteurs en scène allemands... Mots saccadés, crachés, ascendant hurlements... Puissamment expressionniste, la direction d'acteurs, et quand pointe un élément musical, on reste évidemment de l'autre côté du Rhin avec le ténébreux "Roi des Aulnes" de Franz Schubert... Pour sa première mise en scène en français, Michael Talheimer signe assurément un spectacle tendu, saisissant et qui pourrait faire date dans l'histoire du théâtre de la Colline... Que de fausses bonnes idées, en même temps, et quel décalage avec les effluves toxiques que Bernard-Marie Koltès savait si bien instiller dans ce "Combat de nègre et de chiens" qui reste sa pièce fondatrice !
A vrai dire, on ne se débarrasse pas impunément des fantômes de Nanterre, car "Combat de nègre...", c'est d'abord la mise en scène "historique" de Patrice Chéreau aux Amandiers, le 21 février 1983... Décor d'autoroute en clair-obscur, ambiance moite, musique de Duke Ellington, Michel Piccoli entouré de Philippe Léotard, Myriam Boyer et Sidiki Bakaba... Même pour ceux qui n'y étaient pas (hélas...), cet univers colle à la rétine, et c'est toujours sur l'air de "Caravan" que nous verrons surgir Alboury, ce Noir qui vient réclamer aux Blancs le corps de son frère, tué accidentellement dans un chantier en voie de déshérence quelque part en Afrique, avant que les préjugés, les fantasmes et la mauvaise conscience des uns et des autres (des Blancs, surtout) ne précipitent la trame dans le drame...
Bernard-Marie Koltès racontait cela avec rage et poésie, Michael Talheimer n'a retenu que la rage. L'acteur allemand Stefan Konarske transfigure ce parti pris dans le rôle de Cal, l'ingénieur détraqué sexuel auquel il prête une sauvagerie de néo-punk qui impressionne même si le comédien à un peu tendance à perdre ses effets lorsqu'il pousse à fond le volume sonore... Sa tentative de viol, main dans le slip, sur le personnage de Léone, restera à cet égard un moment d'anthologie... Léone, c'est Cécile Coustillac... Là encore, performance marquante dans le rôle de cette femme de chef blanc qui voudrait s'encanailler et s'offrir à l'Afrique jusqu'au sacrifice.
Etait-il pour autant nécessaire d'accentuer la folie intérieure du personnage ou encore de la grimer en noir, comme si on n'avait pas compris le message ? Quelle curieuse trouvaille, enfin, que cette démultiplication du personnage d'Alboury à travers un choeur de dix comédiens blacks ! Michael Talheimer a voulu suggérer ainsi à quel point le Noir est une "surface de projection" pour les Blancs... Sans doute, mais chez Koltès, le "Noir" est d'abord sujet avant d'être intellectuellement objectivé... Un sujet libre, imprévisible, gorgé d'individualité, et l'acteur qui est censé le jouer doit être traité sur le même pied d'égalité que les autres interprètes... Ce n'est pas le cas, ici, c'est au détriment du plus beau personnage de pièce, et sur un plan purement esthétique, le procédé est loin d'être probant...
"Combat de nègre et de chiens", mis en scène par Michael Talheimer au théâtre de la Colline, à Paris (jusqu'au 25 juin)