Samedi 9 mars 2013 par Ralph Gambihler

Camille Claudel 1915

On est en 1915, mais c'est une autre guerre des tranchées que Bruno Dumont met en scène. Internée dans le Vaucluse où elle est traitée avec tous les égards dus à sa notoriété, Camille Claudel attend Paul, son frère. Du fin fond de sa psychose, de sa révolte et de sa passion à vouloir continuer à sculpter, elle ne vit que dans l'espoir que l'auteur de "Partage de Midi" la fasse sortir de cet endroit qui mélange tout: gâteux, agités, autistes, convalescents...

Camille s'en va-t-en guerre. Avec elle-même, surtout. Juliette Binoche l'a dépouillée de cette exaltation convenue, surfaite et boursouflée synonyme, en 1988, de l'une des prestations les plus pénibles d'Isabelle Adjani. Elle remporte quelques victoires, parfois, à l'image de cet Alléluia qui illumine son visage, dans l'église, lorsqu'une patiente dégingandée entonne le chant sacré. Il lui arrive aussi, à peine montée au front, de tomber en larmes quand deux résidents de l'asile restituent maladroitement, sous ses yeux, une scène de "Dom Juan" qui lui rappelle ses tourments passés avec Auguste Rodin. La soeur de Paul Claudel retourne alors dans ses tranchées.

Lui aussi, il est en guerre avec lui-même... Voilà qu'entre Rimbaud et Dieu il lui faut intégrer la mise à l'épreuve de sa frangine. Ce n'est que bien plus tard que Paul Claudel comprendra véritablement le drame de Camille. Pour l'heure, elle lui apparaît d'abord comme une possédée dont il saisit le désarroi mais qui ne lui arrache aucune compassion. Est-il pour autant ce "barbare, cet orgueilleux, cet arrogant qui incarne la lâcheté française avec sa culture cartésienne de la morale", comme l'affirme Bruno Dumont dans ses interviews ?  Le film, lui, dit autre chose, et l'acteur qui joue l'écrivain (Jean-Luc Vincent) aussi. Nu devant sa table d'écriture, les muscles bandés, Claudel se bat avec brutalité contre l'hypersensibilité qui pourrait le détruire. «Je ne cesserai d'être injuste qu'en cessant d'être sincère», écrit-il... Plus tard, on le voit prier sur le bas-côté de la route.

Deux corps rongés, donc, chacun à leur manière, chacun dans leurs tranchées... Lorsqu'ils en sortiront à la fin du film, ce sera le carnage, même en sourdine... La souffrance de l'une, évidemment, crève le coeur. C'est le sujet même du récit, et à-ce-propos on est bien en peine de superlatifs pour rendre compte du travail de Juliette Binoche. Mais la pudeur ascétique du poète-diplomate, sa hantise d'artiste à vouloir "garder l'épiderme intact", pour reprendre la poignante formule au micro de TsfJazz de l'une de ses descendantes, Marie-Victoire Nantet, nous interdit les raccourcis simplistes et moralisants. Au cinéma comme ailleurs, il faut se méfier du coupable idéal, surtout quand il y a tellement matière à porter aux nues un film aussi inspiré dans ses visions, son âpreté et ses mystères.

"Camille Claudel 1915", de Bruno Dumont (Sortie en salles le 13 mars). Coup de projecteur, le même jour (12h30) sur TsfJazz, avec Marie-Victoire Nantet, agrégée de lettres et petite-fille de Paul Claudel.