Mardi 22 septembre 2020 par Ralph Gambihler

Billie

Bandes magnétiques, dans tous les sens du terme. Elles sont au cœur du si dense et poignant Billie, documentaire en forme de film noir autour de Billie Holiday. Au départ, l'enquête inachevée de Linda Kuehl, tragiquement décédée en 1979. Cette journaliste américaine issue de la bonne société blanche a tenté d'apprivoiser le mythe Lady Day. Elle s'y est brûlée les ailes après avoir interviewé sur bandes, pendant des années, du très beau monde (Charles Mingus, Count Basie, Tonny Bennett...) et du menu fretin (amis d'enfance, amants, maquereaux, enquêteurs du FBI...), laissant des enregistrements dont la romancière Julia Blackburn avait déjà restitué la teneur dans Lady in Satin. Portrait d'une diva par ses intimes, grand prix de l'Académie du Jazz en 2015. Sauf que sur grand écran, et avec en renfort des archives visuelles sidérantes, l'effet est tout autre.

Deux âmes vont dès lors se consumer dans le récit-mosaïque de James Erskine, le réalisateur britannique de Billie. La première, c'est évidemment l'inoubliable interprète de Gloomy Sunday. Au delà de cette voix qui nous emporte, le cinéaste est d'abord fasciné par la battante qui refuse coûte que coûte de sombrer et de passer pour une victime. Des hommes l'ont fait souffrir ? C'est elle qui les choisit, ce sont eux qui jalonnent son ascension. Volage éternelle, bisexuelle décomplexée, elle oppose à la violence subie dès l'enfance un charisme conquérant, hors-norme. Peut-être aussi l'insatiable soif de dignité d'une femme noire. De quoi réveiller bien des aigreurs.

Et cela dès les années 30 si l'on en croit le scoop du batteur Jo Jones. D'après lui, Billie aurait été virée de l'orchestre de Count Basie par son producteur, John Hammond, parce qu'elle refusait de tomber dans le cliché de la "mama noire" abonnée au blues larmoyant. Strange Fruit lui sera encore moins pardonné. Non pas la chanson, ballade déchirante des pendus au temps de la Ségrégation, mais comment elle se l'approprie, toute en rage et en douleur sourde, sans trémolos, et avec une âpreté saisissante dans le lâcher-prise. Les enquêteurs du FBI s'en souviendront lorsqu'ils la traqueront sans relâche pour consommation de drogue.

À ce destin dont le caractère iconique saute aux yeux à l'ère de Black Lives Matter fait écho une autre descente aux enfers, celle de Linda Kuehl qui ne parvient pas à avancer comme elle le voudrait dans son travail. C'est une vraie aventurière, pourtant. Elle prend tous les risques, plongeant dans le monde obscur de Billie, s'aventurant dans on ne sait quel coupe-gorge pour rencontrer des durs à cuir pas piqués des hannetons. Il lui faut faire entendre cette voix, cette damnation de Billie, quitte à se retrouver piégée dans ses bandes magnétiques, leur part de vrai, leur dose de mensonges, la difficulté d'harmoniser tous ces témoignages...

L'enquêtrice se confond peu à peu avec son sujet, y projetant autant ses combats (féminisme, antiracisme...) que ses fêlures intimes. Une relation pour le moins ambiguë avec Count Basie complique encore la donne, jusqu'à cette chute mystérieuse depuis le troisième étage d'une chambre d'hôtel... Une vérité affleure à l'écran. Elle est là ou presque là, et puis elle nous échappe, comme dans un roman de Chandler. Billie résiste, Billie disjoncte, Billie transfigure sa triste fin. Son morceau préféré, c'est Don't Explain. Au tréfonds de son âme, elle chante le même combustible: addiction, sexe, violence. Coloriser quelques-unes de ses archives nous apparaît du même coup frappé du sceau de l'évidence, tant elle persiste à nous être contemporaine.

Billie, James Erskine. Avant-première à l'UGC-Ciné Cité Les Halles le vendredi 25 septembre (19h50), et sortie en salles le mercredi 30 septembre. Le réalisateur sera le même jour l'invité de Deli Express sur TSFJAZZ entre 12h et 13h.