Samedi 22 décembre 2018 par Ralph Gambihler

Archie Shepp et Pharoah Sanders, deux héritiers de John Coltrane

Jeux de miroirs post-coltraniens. Prolongeant un récit assez touchant qu'il avait consacré l'an passé à John Coltrane, le sociologue et musicologue Roland Guillon dresse un parallèle entre deux de ses héritiers, Archie Shepp et Pharoah Sanders. Bel exercice de style, aussi ludique, d'une certaine manière, que le fameux jeu des quatre cités auquel l'auteur s'était livré il y a bientôt dix ans en déployant une généalogie du hard-bop sur un axe allant de Chicago à Pittsburgh, en passant par Detroit et Philadelphie.

Deux coltraniens, donc, deux ténors au saxophone passés sur le label Impulse!, deux musiciens  pareillement ancrés, de par leur origine ouvrière et leur sensibilité au gospel, dans les réalités sociales et culturelles de leur communauté. C'est Archie Shepp qui ouvre le bal. Après des débuts malaisés auprès de Cecil Taylor, le voilà bluffé et happé par la musique de Coltrane. Elle donne sens à ses solos compacts, à sa vocation de "briseur de mélodie", à l'instar de Un croque Monsieur, rageuse ritournelle publiée dans l'album For Losers.

Jonction plus directe, encore, entre Pharoah Sanders et John Coltrane. Passé d'abord dans l'orchestre de Sun Ra où il acquiert son surnom de Pharoah, il est directement recruté par Coltrane en 1965. Après la mort de ce dernier, il en cultive surtout la veine mystique et métaphysique avec comme pièce maîtresse The Creator Has a master plan alors qu'Archie Shepp préfère plonger sa radicalité musicale dans les turbulences politiques de l'époque, entre Black Power et tournis marxisants. On se souvient d'Attica Blues, peut-être moins de cet étrange Sweet Mao, en cheville avec Max Roach pour le compte du PC italien.

L'ouverture  à d'autres cultures musicales prolonge cette mise en échos. Un style mi-africain mi-caribéen irrigue The Magic of Ju-Ju d'Archie Shepp. Pente similaire chez Pharoah Sanders dont le syncrétisme puise aussi dans le Karma indien. De quoi ouvrir la voie par la suite à une certaine dispersion, observe Roland Guillon, surtout lorsque Sanders bascule vers le highlife, l'une des composantes de l'afrobeat. Les deux saxophonistes savent en même temps se ressourcer quand il le faut. Au côté d'Horace Parlan et de Mal Waldron pour un Archie Shepp toujours soucieux de préserver un enracinement dans le blues, ou alors en pleine re-convergence coltranienne lorsque Pharoah Sanders accompagne Kenny Garrett...

Ces deux-là, de fait, n'auront guère cessé d'illustrer le fameux "toute identité est une trajectoire" de Michel Foucault, mais sans jamais renoncer à ces "ressorts imagés" qui donnent à leur musique une puissance d'émotion que l'auteur situe aux antipodes d'une veine plus abstraite, façon Ornette Coleman. Quant aux "flottements" constatés, ne témoignent-ils pas, après tout, d'une vitalité typiquement coltranienne, même si aucun de ses apôtres ne saurait rivaliser avecJ.-C ?

Archie Shepp et Pharoah Sanders, deux héritiers de John Coltrane, Roland Guillon (Editions L'Harmattan). Coup de projecteur avec l'auteur, mardi 8 janvier, sur TSFJAZZ, à 13h30.