Vendredi 14 décembre 2012 par Ralph Gambihler

Aragon, un destin français

J'aurais toujours un problème avec Aragon. Trop narcissique, le poète ! Trop "pousse toi de là que je m'y mette", également, tant fut évidente son obsession à devenir le grand écrivain du Parti. Je n'oublie pas le camarade Nizan. Même son oeuvre, finalement, m'a souvent laissé de côté, et pas seulement à cause d'une cauchemardesque dissertation en classe de première ponctuée par des remarques humiliantes de la part de mon aragonophile prof de français de l'époque. J'ai toujours eu du mal à avaler, également, la romance avec Elsa. Pas seulement en raison du refoulé homosexuel déchargé sans vergogne sitôt la muse éteinte. Trop grandiloquente, cette orgie d'élégies. Elsa Triolet elle-même s'en irritait devant la caméra d'Agnès Varda ("Elsa la rose", très beau court-métrage de l'an 65...) lorsqu'elle reprochait à son compagnon de se rabougrir à ses yeux genre "laisse moi devenir l'ombre de ton chien..."

Pas question, évidemment, d'occulter l'engagement d'Aragon dans le camp où il fallait être, d'autant plus qu'il fut (assez rapidement d'ailleurs...) le légiste le plus lucide de ses aveuglements staliniens passés, depuis l'édition en Français du premier grand livre de Soljenitsyne jusqu'au célèbre "Biafra de l'esprit" en guise de préface à "La Plaisanterie" d'un certain Milan Kundera... Mais depuis quand la politique est-elle le principal critère pour se laisser intimement et culturellement  subjuguer par une personnalité?

800 pages pour raconter Aragon (jusqu'en 1940 !!!!) ne changent pas trop la donne, finalement, même si le poète disparu il y a 20 ans a certainement trouvé en Pierre Juquin son biographe le plus inspiré. Il faut dire qu'aux antipodes de la froide école américaine, l'ancien dirigeant et dissident communiste n'a rien perdu, à bientôt 83 ans, de sa fougue et de sa singularité d'exception pour nous emporter dans l'épopée aragonesque. Faisant prodigieusement la part des choses entre l'empathie et l'hagiographie, Juquin a surtout le mérite d'éclairer d'un jour nouveau la vie privée de l'auteur de "Il n'y a pas d'amour heureux" et là, avouons-le, il y a peut-être du grain à moudre pour atténuer des jugements trop sévères.

Il y eut d'abord la dame des Buttes-Chaumont. En 1925, Aragon aime en silence Elizabeth Eyre de Lanux, une artiste américaine mariée à un diplomate et qui n'est autre que la maîtresse de son meilleur ami (et futur ennemi) Drieu La Rochelle.  Bon, il nous agace encore une fois, Aragon, en écrivant qu'il était comme un chien avec son Américaine mais il est jeune, à l'époque ! S'ensuit une brève liaison qui finit mal. "O my crazy kid !", lui lance la miss tout en en profitant au même moment pour faire un gosse avec son mari.  "C'est étrange un amour qui finit sans même un soupçon de plainte", écrira le poète, plus tard.

Et puis il y eut Nancy. Nancy Cunard, l'héritière des célèbres paquebots, pur fantasme des Années Folles immortalisé par Man Ray... Bracelets d'ivoire aux bras, anneaux d'or aux chevilles, elle jette son dévolu sur Aragon en 1927 alors qu'il vient d'adhérer au Parti communiste. Noces rouges ? Non, voyage à Venise en plein fascisme mussolinien pour faire comme Musset et George Sand. Et voilà qu'elle le cocufie avec un jazzman, Henri Crowder. Je comprend mieux pourquoi elle swingue si peu, l'oeuvre d'Aragon... Nancy est folle de jazz et de jazzmen noirs. Ce sont, pour elle, les vrais révolutionnaires, comme le seront plus tard à ses yeux les combattants de la guerre d'Espagne.

Aragon ne fait pas le poids, décidément, face à celle que Pierre Juquin appelle la "Fighting Lady"... Tentative de suicide, autodafé de "La Défense de l'Infini"... Et rencontre avec Elsa, l'anti-Nancy par excellence... A la mort de Nancy Cunard, Elsa Triolet écrit ceci: "J'ai beau dire, je ne suis ni alcoolique, ni droguée, je ne me bats pas à un contre tous pour défendre les opprimés, les Noirs, les Juifs, je n'ai pas eu à m'arracher d'un milieu social souverain et si je représente un scandale, il est caché, sans éclat"...

Le 6 novembre 1928, à 17h, elle s'avance vers Aragon au bar de la Coupole. Le soir même, ils couchent à l'hôtel Istria. On connait la suite, la grande messe d'Elsa, les yeux d'Elsa, le fou d'Elsa. On sait moins que ce fut infiniment fragile, entre ces deux là... Quelques décennies plus tard, Elsa Triolet aura la plume aussi mordante à l'encontre de son compagnon que lors de la mort de Nancy : "Je te reproche depuis 35 ans de vivre comme si tu avais à courir pour éteindre un feu. Le plaisir normal de faire quelque chose ensemble, tu ne connais pas. Ce que je ne supporte pas c'est la manière dont tu te tiens sur la défensive, les barbelés et les fossés. Ma peine te dérange, il ne faut pas que j'aie mal, juste quand tu as tant à faire. Alors je prends sur moi, et même je ne fais que cela. A en éclater, à sauter au plafond. Même ma mort, c'est à toi que cela arriverait". Ainsi démythifié, Louis Aragon devient enfin irrésistible.

"Aragon, un destin français" (Tome 1), Pierre Juquin (Editions de La Martinière) Coup de projecteur avec l'auteur, mercredi 19 décembre (12h30) sur TsfJazz.