Apocalypse cognitive
1,3 kg de matière organique, 250 000 neurones par minute, 10 000 milliards de synapses ou de connections nerveuses dans un seul cm3... Ce n'est pas tant une tempête que nous avons dans le crâne qu'un précieux trésor, aussi puissant que vulnérable face aux sucreries mentales les plus affligeantes. C'est un sociologue captivant qui en dessine la cartographie dans son dernier essai hissé en tête des ventes. Selon Gerald Bronner, ces sucreries s'inscrivent dans un "marché" de l'offre et de la demande qui s'est considérablement fluidifié sur l'étoffe même de nos vies numériques. Ce marché va-t-il nous cannibaliser jusqu'à faire disparaître tout potentiel d'autonomie et de créativité ?
La question effraie. Elle s'appuie pourtant sur une bonne nouvelle: notre "temps de cerveau disponible " n'a jamais été aussi vaste. Qu'un ex-boss de de TF1 ait dénaturé l'expression importe peu, notre "temps de cerveau disponible ", autrement dit notre disponibilité mentale, s'est accru au même rythme que l'automatisation. Adieu tâches routinières, domestiques ou autres. D'une certaine manière, d'après Gérard Bronner, "les robots nous ont rendu plus humains ", ou plutôt ils nous ont permis de se concentrer sur ce que nous avons de plus spécifiquement humain en prêtant attention à une masse d'informations ayant elle-même proliféré dans des proportions inédites.
Sauf que ça ne se passe pas comme cela devrait se passer. Notre "capital attentionnel " est détourné, dérobé de mille façons, telle une "citadelle poreuse " fuyant de toute part. Boucles addictives, crédulités en tout genre... Les écrans en multiplient le potentiel, mais d'après Gérard Bronner, ils ne sont que l'arme du crime, simples "médiateurs entre l'hypermodernité du marché cognitif et le très ancestral fonctionnement de notre cerveau ". Au gré d'exemples souvent picaresques tirés d'une longue histoire d'expériences psychologiques, l'auteur déroule ces invariants du cortex qui nous attirent spontanément vers tout ce qui a trait à la peur, au clash, à la sexualité. Il appelle ça "l'effet cocktail ", à savoir tout ce qui, dans le brouhaha d'un cocktail où l'on a du mal à s'entendre, capte soudainement notre attention.
Ce "visage grimaçant de nous-mêmes " correspond-il au portrait fidèle de l'espèce humaine, comme le suggèrent les populistes pour qui le peuple à toujours raison ? Certainement pas, rétorque l'auteur, car ne nous ne sommes pas seulement ce que le "marché cognitif " exacerbe en nous, mais nier l'existence de ces invariants expose à d'autres illusions. Au rayon "la sociologie est un sport de combat ", Bronner ferraille avec brio contre un déterminisme social façon Bourdieu déjà visé dans ses précédents travaux. Nous ne sommes pas de pauvres créatures dénaturées par le système ou par le vilain capitalisme, et encore moins ces "foules sentimentales " idéalisées par Alain Souchon. Rendez les musées gratuits, vous verrez si les masses les fréquentent avec plus d'assiduité...
Au terme d'un essai adossé à un appel constant à la raison, l'auteur souhaite une prise de conscience dont le succès du livre en librairie montre qu'elle est encore de l'ordre du possible. Reste à imaginer quel mode de relations sociales, de régulations et d'organisation peut nous permettre de conjurer ce que dévoile cette "apocalypse" qu'il faut entendre ici non pas comme enfer mais comme "révélation" d'une vérité cachée. Implacable face aux excès du "marché", cognitif ou autre, Gerald Bronner laisse quelque peu en pointillés le vaste champ des possibles qui nous permettrait de dépasser notre "plafond civilisationnel ". L'auteur a au moins le mérite de nous retourner le cerveau au bon sens du terme.
Apocalypse cognitive, Gerald Bronner (Presses Universitaires de Frane). Coup de projecteur avec l'auteur, ce mardi 2 mars, sur TSFJAZZ (13h30)