Annette
Après avoir si bien causé à nos 17-19 ans (Boy Meets Girl, Mauvais sang), Leos Carax n'avait pas très bien mal mûri malgré sa participation au réjouissant Tokyo! Son nouvel opus referme heureusement la parenthèse Holy Motors, déambulation sans queue ni tête promue hâtivement en film-culte. Disjoncter une comédie musicale de l'intérieur relève d'un autre pari, accompli ici dans une sorte de spleen frénétique parsemé de fleurs maladives, car Annette n'arbore le féérique que pour mieux le retourner comme une crêpe.
Cette hybridité rageuse peut rappeler la fausse mièvrerie des plus beaux films de Jacques Demy, à ceci près que Carax plonge d'emblée ses comédiens -et ses personnages- dans un régime de représentation. On les découvre "en scène" dans tous les sens du terme, accompagnés, tel un chœur de future tragédie grecque, par les Sparks, groupe pop californien dont les formidables chansons vont rythmer le film jusqu'au bout. Deux amants sur une moto: Adam Driver en comédien de stand-up sardonique, Marion Cotillard en cantatrice diaphane. Ils s'aiment déjà lorsque le film commence, mais avec un tel hors-champ quant à son origine, la romance sonne rapidement faux, le kitsch se recouvre d'ombres, les chatouilles ont un parfum aigre de féminicide.
Dans une Amérique glam-rock anesthésiée par des inserts d'actualité qui rendent régulièrement compte de l'évolution du couple, une balade bucolique dans un champ se dissout forcément dans l'inquiétante lumière verte d'une piscine au creux de la nuit. Un bébé naît, séparé de son cordon ombilical par un ciseau menaçant. Prénom: Annette. Signes particuliers: un don à part... et une tête de marionnette. C'est l'idée la plus saisissante du film. Celle qui le transforme en conte ensorcelé à la Edgar Poe puisque Carax a désormais inoculé suffisamment de "mauvais sang" dans sa bluette empoisonnée.
Annette a parfois des airs de cathédrale vacillante. Soudain surgit le souvenir de La Lune dans le caniveau alors qu'à l'époque il était de bon ton de préférer Carax à Beineix. Même vernis opératique, ici, au travers d'une sombre fantasmagorie visuelle qui se rattrape surtout au charnel grâce à la composition hallucinée d'Adam Driver avec son physique de gorille et son âme au bord du précipice. Marion Cotillard a moins de grain à moudre. Belle partition, en revanche, de Simon Helberg en chef d'orchestre confiant ses états d'âme et ses interrogations entre deux élans à la baguette dans ce qui est l'une des séquences les plus tourbillonnantes du film.
Une enfant-marionnette peut-elle prendre forme humaine ? Au-delà d'une dramaturgie qui s'accélère dans le dernier-tiers du récit, Annette convoque le sursaut d'un poète qui trouve dans le show musical de quoi conjurer ses humeurs mortifères jusqu'à exhiber le revers cynique et parfois grotesque de toute cette industrie du spectacle. C'est dans ce déséquilibre permanent et dans cette fragilité qui est la marque des grands créateurs que Leos Carax signe une œuvre désespérément grandiose.
Annette, Leos Carax, Festival de Cannes 2021, sorti en salles mardi dernier