Abou Leila
1994. L'Algérie dans le trou noir. Un avocat sortant de chez lui est abattu sèchement au volant de sa voiture dans une rue de la capitale. S'ensuit une fusillade et soudain, le désert... Ainsi débute, avec un art de l'ellipse qui captive d'emblée le spectateur, ce premier film d'un jeune cinéaste algérien, Amin Sidi-Boumédiène, qui a beaucoup à dire et surtout à filmer sur la décennie funeste qui a ravagé son pays dans les années 90. Qu'on ne lui dise pas que l'Algérie était alors un "asile à ciel ouvert", comme l'affirme à un moment l'un des personnages du récit. Le prologue vaut avertissement. Il y a bien eu des terroristes en Algérie, même si celui après lequel cavalent les deux principaux personnages semble davantage faire des ravages dans leur imaginaire.
Abou Leila, il s'appelle. Un nom, une photo en noir et blanc... Ses deux poursuivants n'ont que ces maigres indices en main, sans même se demander par quel miracle ils iraient dénicher l'affreux lascar en plein Sahara alors que la région est encore épargnée par les attentats. Seule réalité tangible pour le spectateur, le lien fraternel entre les deux vadrouilleurs du désert, Lofti, l'ancien militaire, et S., son ami d'enfance qui n'a pas de nom et qui a l'air si fragile psychologiquement. Il tient à peine debout, son visage est d'une blancheur cadavérique. Le type n'a l'air en vie que lorsqu'il se met à avoir des hallucinations.
Dans sa mise en scène, le film tutoie de belles références. Au gré du bestiaire qui peuple les cauchemars (des chèvres, un guépard...) de S., on pense à David Lynch. Deux hommes perdus dans le désert, et c'est aussitôt le Gerry de Gus Van Sant qui surgit à l'esprit. Un cadre aussi propice aux mirages, enfin, Antonioni l'a évidemment sublimé dans Zabriskie Point. Rien de contemplatif, en même temps, dans la mise en scène. Tout aussi habilement contournée, la tentation du western métaphysique quand il est d'abord question de la peur qui taraude toute une société.
Cette peur, cette tension permanente, cette contamination de la violence d'abord dans les têtes alors même qu'elle est extirpée de son contexte originel, Amin Sidi-Boumédiène en saisit tout l'impact dans les scènes où les deux amis d'enfance arrivent dans un bar ou dans un hôtel. Ils sont d'abord perçus comme des étrangers menaçants aux yeux d'habitants taiseux, soupçonneux et confinés dans leur propre monde sachant que ce qui se passe à Alger se situe pour eux à des années-lumière.
Un grain d'image tour à tour poisseux et hypnotique, une bande sonore angoissante sculptée au scalpel (le réalisateur y a même ajouté des sons subliminaux...) et une narration qui n'oublie pas d'éclairer les zones d'ombre de sa période de décollage concourent à une vraie réussite, même si le propos préserve sa saveur labyrinthique. Notamment dans cette scène incroyable -et là encore, carrément "lynchienne"- où l'ami si vulnérable de Lofti voit surgir devant lui, en plein désert, un mur qui le ramène à ses mauvais souvenirs algérois. Un mur dans sa tête, assurément, mais aussi, pour ce qui est du spectateur, une fenêtre ouverte sur le méga-trip de l'été.
Abou Leila, Amin Sidi-Boumédiène (Sortie en salles ce 15 juillet). On y revient avec le réalisateur le même jour, sur TSFJAZZ, dans Summer of Jazz (19h)