Abécédaire Mingus (première partie)
A comme Armstrong, B comme Blues & Roots, C comme Célia (sa seconde épouse)... Découvrez les épisodes marquants de la vie et de l'œuvre du légendaire contrebassiste à travers un abécédaire quotidien relayé sur nos pages Facebook et Instagram. Cinq lettres par jour, en voix et en musique...
A comme Armstrong: avant de voler de ses propres ailes, Charles Mingus s'est rodé au sein de plusieurs grands orchestres, à commencer par celui de Louis Armstrong qui l'engage en 1942, juste après avoir tourné pour Hollywood Cabin in the Sky, de Vincente Minnelli... Un engagement qui culmine lors d'une tournée au Canada tout en permettant au contrebassiste de signer ses premières séances studio à Los Angeles, début 1943, pour le service radio des forces armées. Courte expérience. Mingus n'aime pas le rapport entre Satchmo et son public blanc. Les grimaces et les clowneries, ce n'est pas style, même si ce thème du clown qui essaie de plaire à tout le monde sans y parvenir lui inspirera plus tard, mais dans une toute autre optique, l'un de ses premiers grands albums intitulé justement The Clown.
B comme Blues & Roots: l'un des albums phares de Mingus, son troisième sur le label Atlantic avec pour cahier des charges un retour aux sources sous forme de déferlante soul, blues et musique d'église. De quoi casser son image de musicien cérébral avec autour du contrebassiste une légion de grands noms parmi lesquels Horace Parlan aux claviers, Jackie McLean au sax alto ou encore Pepper Adams dont l'introduction au baryton sur Moanin' entre autant dans la légende qu'un autre Moanin' -celui des Jazz Messengers. Autres titres majeurs, Wednesday Night Prayer Meeting et son gospel gorgé de ferveur, ainsi que Jelly Roll Jellies en hommage à Jelly Roll Morton. Gravé en février 1959, Blues & Roots ne sortira pourtant qu'un an plus tard, Atlantic ayant pris ombrage du contrat signé entre-temps par Mingus avec le label Columbia.
C comme Celia: c'est au moment où il connaît une période plus calme dans l'orchestre de Red Norvo que Charles Mingus rencontre Celia Nielson, jeune femme intrépide à l'esprit libre qui devient sa seconde épouse en avril 1951. Tous deux s'installent alors à New-York et c'est avec l'aide de Celia et en partenariat avec le batteur Max Roach que Mingus crée son propre label, Debut Records, où paraîtra notamment Jazz at Massey Hall, le fameux live de Toronto autour de Charlie Parker. Un an après qu'elle lui ait inspiré une jolie ballade dans l'album de 1957, East Coasting, Celia et Mingus se séparent. Il aura deux autres épouses, Judy Starkey et Sue Graham. Celia quant à elle refera sa vie à San Francisco avec Saul Zaentz, futur patron du label Fantasy Records et producteur de quelques films célèbres comme Vol au-dessus d'un nid de coucou et Le Patient anglais.
D comme Dr Pollock: un psy qui contribue aux notes de pochette d'un album, pourquoi pas ? C'est le Dr Edmund Pollock qui prend sa plume en 1963 pour le disque The Black Saint & The Sinner Lady après avoir connu avec son lunatique patient des hauts et des bas. Cinq ans auparavant, les ponts semblaient rompus, Charles Mingus rendant son psy responsable de ses tourments conjugaux avant de se faire brièvement interner à l'hôpital Bellevue à New York. "Il se peut que ce disque soit son meilleur du point de vue de son développement actuel, mais j'insiste sur le fait que M. Mingus n'est pas encore 'abouti', écrira Pollock au sujet de The Black Saint... "Il est encore en phase de changement ", ajoutera-t-il avant de conclure: "On est en droit d'espérer que son intégration supérieure lui apportera la paix intérieure, mais il faut nous attendre à d'autres surprises de sa part "...
E comme Ellington: et si Charles Mingus était d'abord un "Duke Ellington énervé ", pour reprendre la formule de François Lacharme, le président de l'Académie du jazz ? Ce qui est sûr, c'est que l'un a véritablement idolâtré l'autre, et cela dès l'adolescence. Mingus apprécie par-dessus-tout la conception orchestrale du Duke, son écriture musicale ainsi qu'une certaine idée de ce que signifie être Noir aux Etats-Unis. Leurs chemins se sont aussi souvent croisés, notamment au début des années 50 lorsque Ellington enrôle Mingus dans son orchestre. Il doit pourtant le renvoyer début 1953 après une altercation avec le tromboniste Juan Tizol, l'un sortant sa hache, l'autre sa machette. Autre temps fort en 1962, et dans une ambiance presque aussi électrique, avec l'enregistrement de Money Jungle où Duke Ellington partage l'affiche avec Charles Mingus et le batteur Max Roach.
F comme Fables of Faubus: c'est l'un des morceaux de Mingus les plus engagés politiquement: Fables of Faubus, du nom de ce gouverneur de l'Arkansas hostile à la scolarisation d'élèves noirs dans la ville de Little Rock, en 1957. Confronté lui-même très tôt au racisme en raison de son métissage ("couleur de chiasse ", écrit-il à ce propos dans son autobiographie...), Mingus grave une première version de ce morceau en 1959 dans l'album Mingus Ah Um mais à l'époque, Columbia Records refuse d'y inclure des paroles. C'est donc un an plus tard, et sur un autre label, Candid Records, que le contrebassiste règle définitivement son compte au gouverneur raciste en jouant sur la rime Faubus et ridiculous sous la forme d'un "call-and response " avec son fidèle batteur, Dannie Richmond. Eric Dolphy est également présent lors de cette session.
G comme Généaologie: un vrai kaléidoscope, la généalogie de Charles Mingus... Un peu comme sa musique, mélange de rigueur harmonique et d'éclats tumultueux au carrefour du blues, du gospel et de l'écriture classique occidentale. Sa mère, Harriet Sophia, qui meurt d'une myocardite quelques mois après la naissance de son fils dans l'Arizona, a du sang anglais et chinois. Le père, lui aussi prénommé Charles, est le fils illégitime d'un esclave et d'une Suédoise, fille d'un propriétaire blanc. Il ne se considère pas du tout comme un noir. Quant à la belle-mère qui élève le futur contrebassiste à Watts, un quartier de Los Angeles, elle est d'origine indienne. Mingus lui-même dira à certains moments qu'il a du sang mexicain. De quoi lui inspirer une quête de transcendance qui va parcourir l'ensemble de son œuvre.
H comme hypersensibilité: au-delà de son caractère ombrageux, Charles Mingus est d'abord un hypersensible. Les dépressions chez lui se voient moins que les orages, mais elles ont peut-être plus d'impact sur une sensibilité aussi écorchée que profondément romantique. Cette hypersensibilité dicte également la tonalité de son autobiographie, Moins qu'un chien, manuel de survie face aux vexations et à la dépossession infligées par l'Amérique blanche et les codes esthétiques dominants. En amitié aussi, Mingus est un hypersensible, aussi peu économe en ruptures qu'en réconciliations. Et lorsque l'ami s'en va pour toujours, lâchant sa flûte traversière comme ce fut le cas pour Eric Dolphy en 1964 après une tournée d'anthologie en Europe, Mingus se retrouve plus bas que terre, retranché dans un monde de silence et de psychotropes qui le tiendra éloigné de la scène jusqu'à la fin de la décennie.
I comme instrument: d'abord le trombone, dès six ans, puis le violoncelle... C'est l'un des premiers mentors de Charles Mingus, le clarinettiste Buddy Collette, qui va le convaincre, en échange d'un engagement dans son orchestre, de changer une nouvelle fois d'instrument: "Tu ne perceras jamais dans le classique, lui fait-il dire dans son autobiographiel, et tu ne feras jamais claquer un violoncelle. Si tu veux jouer, joue d'un instrument de Noir, apprends la basse et joue 'slap'! "... Ce sera chose faite au côté d'un autre musicien-enseignant, Red Callender, qui l'initie à une sonorité tranchante et à une manière assez physique d'envisager la contrebasse en tirant sur les cordes pour gagner en agressivité. Mingus a aussi tâté plus tard d'un autre instrument, comme le montrera en 1963 l'album Mingus Plays Piano où il est seul devant son clavier.
J comme Jackie: le phrasé tranchant de Jackie McLean s'entend dans deux albums phares de Charles Mingus: Pithecanthropus Erectus en 1956, avec notamment un morceau dédié au saxophoniste, Profile of Jackie, et Blues & Roots un an plus tard. Modelé par sa rencontre avec Charlie Parker, McLean en a aussi repris les addictions avec dans la foulée une violente altercation avec Mingus: frappé au visage, McLean sort alors son cran d'arrêt avant qu'un barman n'arrête son geste in extremis. De fait, Mingus avait en horreur les "paradis artificiels" qu'il assimilait à une attitude de fuite et de renoncement en matière de créativité musicale. Il a grandement contribué, au final, à émanciper quelqu'un comme Jackie McLean en l'encourageant à forger son propre son et ses propres idées, sans imiter Charlie Parker ni personne d'autre...
Abécédaire Mingus, 100e anniversaire de sa naissance, TSFJAZZ, du 18 au 22 avril 2002