Abécédaire Mingus (deuxième partie)
Sa contrebasse, son groove, ses explorations, ses colères et son irrépressible mélancolie... TSFJAZZ célèbre notamment à travers un abécédaire le parcours exceptionnel de Charles Mingus à l'occasion du centenaire de sa naissance, le 22 avril 1922. Voici la 2e partie, de "K" à "Z"...
K comme Knepper: C'est avec son fameux solo au trombone sur Haitian Fight Song dans l'album The Clown, en 1957, que Jimmy Knepper rejoint la "Mingus Team", entamant une relation aussi forte entre un tromboniste blanc et un leader noir que celle de Jack Teagarden avec Armstrong ou de Roswell Rudd avec Archie Shepp. span>Knepper et Mingus ont grandi à Los Angeles avec une première rencontre en 1946 au Billie's Berg, le club branché de L.A. Leur complicité va pourtant trébucher en 1962: juste avant un concert, Mingus gifle son tromboniste qui rechignait à lui écrire des arrangements supplémentaires et il lui casse quelques dents, compromettant gravement ses activités instrumentales. Cela se terminera par un procès... Knepper retrouvera pourtant Mingus dans les années 70. Il sera aussi l'un des piliers du Mingus Dynasty, un orchestre dédié à la mémoire du contrebassiste.
L comme Loft: Le 22 novembre 1966, pour cause de loyer impayé, Charles Mingus est expulsé du loft new-yorkais qu'il voulait transformer en école de musique au 5 Great Jones Street, à Greenwich Village. Un documentaire de Thomas Reichman immortalise ce que cet épisode va avoir d'humiliant pour le contrebassiste. On le voit d'abord se barricader façon Fort Chabrol, tirant un coup de fusil au plafond. Tous ses effets personnels et instruments de musique sont ensuite dispersés sur le trottoir et chargés dans un camion. Mingus observe la scène avec à ses côtés sa fille Carolyn, âgée de cinq ans. Il a les larmes aux yeux lorsque la police l'empêche de retourner dans l'immeuble. Il perd là non seulement une résidence, mais aussi un lieu de travail et de création musicale préfigurant ce qu'on appellera dans les années 70 l'ère du loft et qui rassemblera plusieurs musiciens d'avant-garde.
M comme Miles Davis: "He was something else, a pure genius, I loved him...", écrira Miles Davis dans son autobiographie au sujet de Charles Mingus malgré des rapports compliqués. Premier acte en 1946 lorsque Mingus reproche au trompettiste d'avoir abandonné Charlie Parker en Californie et d'être rentré à New York alors que Bird vient d'être interné. Autre épisode, Blue Moods, un album que Miles Davis enregistre en 1955 avec et sur le label de Mingus, Debut Records, et qu'il qualifie après coup de "peinture moderne fatiguée". Ce à quoi Mingus répondra qu'il joue et écrit comme il le sent. "Ma musique est vivante. Elle parle de la vie et de la mort, du bien et du mal. Elle est en colère, et c'est pour ça qu'elle est réelle "... Des frictions qui répondent aussi à des différences de statut entre un Mingus en éternelle quête de reconnaissance et Miles Davis bientôt aux portes de la célébrité.
N comme Newport: un festival sans promoteur, ni agents ou managers... Mingus en rêvait, de ce type d'événement. Du 30 juin au 3 juillet 1960, il organise face au Newport Jazz Festival qu'il juge trop mercantile et pas assez exigeant musicalement un contre-festival au Cliff Walk Manor, un centre de villégiature situé à quelques kilomètres de Newport. Le contrebassiste retrouve à cette occasion une vieille connaissance, le batteur Max Roach, qui l'avait accompagné lors de la création de son label, Debut Records. Eric Dolphy est là, également, tout comme le vétéran Coleman Hawkins. L'album Newport Rebels sort l'année suivante chez Candid Records, le label du critique Nat Hentoff. Pas de 2e édition, en revanche, pour ce festival alternatif dont l'impact est occulté par des émeutes déclenchées au même moment à Newport par des hooligans privés de billet d'entrée.
O comme Orchestration: féru d'orchestration et désireux de transcender le jazz en s'inspirant de la musique classique, Charles Mingus réunit en octobre 1962 plus de trente musiciens au Town Hall de New York, mais ce qui est alors vendu comme un concert ressemble surtout à une répétition publique avec musique inachevée et partitions que les musiciens découvrent en direct. Mieux cadré et également marqué par la présence du pianiste Jaki Byard, l'album The Black Saint & The Sinner Lady s'impose avec plus de bonheur en 1963 sous la forme d'une flamboyante suite d'esprit ellingtonien, mais c'est surtout avec Let My Children Hear Music, enregistré en 1971, que Mingus parachève ses conceptions orchestrales en grande formation. Ce n'est qu'après sa mort, pourtant, que sera jouée sa composition la plus ambitieuse, Epitaph, esquissée dès 1962 au Town Hall et qu'il assimilait lui-même à une pierre tombale.
P comme Pythecanthropus Erectus: premier enregistrement majeur de Charles Mingus en 1956 sur le label Atlantic, Pythecanthropus Erectus réunit autour du contrebassiste Willie Jones à la batterie, Mal Waldron au piano, Jackie McLean à l'alto et J.R. Monterose au ténor. L'album jette les bases d'une esthétique dont Mingus est à la fois le metteur en scène et l'acteur. Changements de rythmes soudains, cuivres en roue libre... Des accents free surgissent même si le contrebassiste, par la suite, rejettera ce courant, soucieux de préserver une texture narrative dans ses compositions et ses timbres. Pythecanthropus Erectus témoigne de cette théâtralité féline et débridée, à l'image du morceau éponyme de l'album conçu comme un condensé de la condition humaine depuis les origines de l'humanité, avant de nous transporter dans une sorte de nouvelle jungle urbaine aussi inquiétante que fascinante.
Q comme Quatre cents coups: frasques en tous genres, sautes d'humeur, esclandres plus ou moins musclés... Mingus, c'est les quatre cents coups permanents. Il n'hésite pas dès ses débuts à se comparer aux aristocrates du jazz que sont Count Basie et Duke Ellington en se faisant appeler "Baron" Mingus, paradant dans une Rolls Royce de location en pantalon rayé et chapeau melon. En 1957, il embarque son fidèle batteur, Dannie Richmond, dans une virée hallucinante du côté du Mexique, écumant les bas-fonds d'une ville qui lui inspire une galette de l'extrême, l'album Tijuana Moods. Son autobiographie, intitulée Moins qu'un chien, n'est pas en reste: là on l'on attendait qu'il dévoile les secrets de son art, il est surtout question d'une sexualité débridée. On préfère en retenir quelques puissants passages sur ce que signifie être noir et musicien de jazz dans une Amérique blanche.
R comme Racisme: on ne naît pas noir, on le devient, serait-on tenté de penser au sujet de Charles Mingus, quitte à paraphraser Simone de Beauvoir. Au cœur de Watts, quartier-ghetto de Los Angeles où il grandit et où auront lieu en 1965 des émeutes historiques, Mingus se découvre d'abord comme métis: la peau trop claire pour certains "black brothers", trop foncée pour les blancs.... Est-ce la fréquentation de la Holiness Church , cette église baptiste où l'emmène sa belle-mère, qui le fait basculer sur le plan de l'identité au rythme du gospel et des preachers ? Les difficultés à percer dans le registre du classique alors qu'il étudie le violoncelle ainsi que les réflexions de certains de ses camarades y contribuent probablement tout autant, un peu sur le mode d'une Nina Simone se rêvant soliste de conservatoire avant d'intérioriser les obstacles soulevés par la couleur de sa peau.
S comme Shadows: rencontre ratée entre John Cassavetes et Charles Mingus sur le tournage de Shadows, le premier film de Cassavetes en 1959. Ce dernier, qui a d'abord songé à Miles Davis avant de se rétracter lorsqu'il apprend que le trompettiste a signé avec une grande major comme Columbia, choisit alors Mingus pour la B.O. Ne sont-ils pas tous les deux novateurs sur le plan artistique, farouchement indépendants et engagés contre le racisme ? L'universitaire Gilles Mouëllic observe aussi que "comme le jazz de Mingus, le cinéma de Cassavetes est aussi un cinéma de l'atelier, de la troupe "... avec les vicissitudes qui vont avec. Outre des querelles financières, Cassavetes ne reprendra qu'une petite partie de la partition de Mingus dont les retards l'exaspèrent. Rescapés du cut final, les solos du saxophoniste Shafi Hadi collent pourtant magnifiquement à l'esprit du film.
T comme Toussaint Louverture: avec Haitian Fight Song, pur morceau de bravoure de l'album The Clown enregistré en 1957, Charles Mingus rend hommage à Toussaint Louverture, le chef des insurgés haïtiens lors la première révolte d'esclaves réussie du monde moderne en 1802-1803. Mingus en avait déjà donné une première version live deux ans auparavant avec strong>Max Roach, mais c'est dans The Clown qu'Haitian Fight Song trouve sa dimension la plus intense. Introduit par une contrebasse qui semble en ébullition, le thème est ensuite repris plusieurs fois, et de manière de plus en plus puissante, par Shafi Hadi au sax et Jimmy Knepper au trombone, lequel signe également un solo d'anthologie. Le réalisateur franco-haïtien Raoul Peck a repris récemment Haitian Fight Song dans la BO de son documentaire sur le suprémacisme blanc diffusé sur Arte.
U comme USA: symbole des Etats-Unis d'Amérique, Charles Mingus ? Il aurait sans doute hurlé contre cette idée, lui qui se décrivait comme un homme noir dans son pays en colère tous les jours,.. Et pourtant, ce 18 juin 1978, Mingus est reçu à la Maison-Blanche. C'est une journée de rires et de larmes. Dans la roseraie présidentielle, Dizzy Gillespie, également présent, a fait monter sur scène le président de l'époque, Jimmy Carter, et lui a fait chanter une version désopilante de Salt Peanuts en référence à son passé de planteur de cacahuètes. L'émotion survient peu après lorsque Carter réconforte un Mingus en larmes, paralysé dans son fauteuil roulant et qui se sait atteint de la maladie de Charcot. Le contrebassiste décède quelques six mois plus tard, le 5 janvier 1979, à Cuernavaca, au Mexique. Ces cendres seront dispersées au-dessus du Gange, en Inde.
V comme Vieillesse: "J'ai vieilli comme un gosse dans un monde de vieux ", lui fait dire l'auteur de théâtre Enzo Cormann dans Mingus, Cuernavaca, évocation poétique de la fin de vie de Charles Mingus... Vieillesse qui, de fait, s'est arrêtée à 56 ans pour le contrebassiste malade dont la créativité était pourtant encore loin d'avoir abdiqué... Dans Mingus Moves, qui marque son retour sur le label Atlantic en 1973, il présente un nouveau quintette avec notamment Don Pullen au piano. Cumbia & Jazz Fusion renoue en 1977 avec les rythmes latins de Tijuana Moods tandis que span>Three or Four Shades of Blues le confronte la même année aux guitaristes Larry Coryell, Philip Catherine et John Scofield. Dans les derniers mois de sa vie, enfin, Mingus prend contact avec la chanteuse Joni Mitchell pour un projet dont, hélas, il ne verra pas l'aboutissement.
W comme Workshop: c'est en 1953, après sa courte expérience dans l'orchestre de Duke Ellington et le fameux concert du Massey Hall aux côtés de Charlie Parker, que Charles Mingus met en place son premier Jazz Workshop au côté du saxophoniste Teo Macero, futur producteur de Miles Davis. Autour d'une esthétique combinant jazz et musique savante, une sorte d'atelier voué à l'expérimentation permanente permet au contrebassiste de mettre au point ce que l'on a appelé "la composition spontanée ": les morceaux ne sont pas totalement écrits, il est possible de jouer sans partitions, et une liberté absolue est accordée aux sidemen. "La musique doit se loger dans leurs oreilles plutôt que sur le papier ", explique Mingus... Une radicalité qui ne convainc pas forcément tout le monde. Dans l'entreprise "mingusienne", le turn-over devient aussi la règle.
X comme Xylophone: vibraphoniste mais aussi xylophoniste aux côtés de la chanteuse Mildred Bailey qui fut son épouse -on les surnommait "Mr. et Mrs. Swing"- le chef d'orchestre Red Norvo a joué un rôle important dans le parcours de Charles Mingus. Alors que ce dernier vient de quitter la formation de Lionel Hampton, il est recruté en 1949 par Red Norvo qui le fait venir à New York pour s'y produire en trio avec également Tal Farlow à la guitare. C'est le début d'une période de stabilité pour Mingus, d'autant qu'il tombe amoureux au même moment de celle qui sera sa 2e épouse, Celia Nielson. Le clash survient en septembre 1951, lorsque Norvo remplace au dernier moment Mingus par un contrebassiste blanc lors d'une émission de télé qui expérimentait, c'est le comble, les premiers shows en couleur...
Y comme Ysabel'sTable Dance: sur la pochette de l'album, elle pose à côté d'un juke-box. Elle, c'est Ysabel Morel, sensuelle danseuse de flamenco à qui Charles Mingus dédie son fameux disque mexicain, Tijuana Moods, et notamment sa deuxième plage, Ysabel's Table Dance, inspirée par les danses des strip-teaseuses passant de table en table pour ramasser quelques dollars dans les cabarets mal famés de Tijuana, tout près de la frontière américaine. C'est là que le musicien est venu noyer un chagrin d'amour avec son fidèle batteur, Dannie Richmond, lors d'une virée homérique en 1957... Castagnettes, contrebasse lascive, climat étouffant... Shafi Hadi fait encore des étincelles au saxophone. Rarement le jazz de Mingus n'a été aussi dansant, frénétique et sulfureux. L'album sort en 1962. Mingus le considérait comme son meilleur disque.
Z comme Zoo-Baba-Da-Oo-Ee: c'est en novembre 1947 que Charles Mingus participe à ce pimpant Zoo-Baba-Da-Oo-Ee après avoir intégré la section rythmique de l'orchestre du vibraphoniste Lionel Hampton. Le contrebassiste a déjà écumé pas mal d'orchestres jusqu'ici, de Louis Armstrong à Illinois Jacquet, en passant par Lucky Thompson, ce qui lui a aussi permis d'accompagner ponctuellement Billie Holiday et Dinah Washington. Avec Lionel Hampton, encore une fois, l'aventure va faire long feu, le vibraphoniste semblant faire peu de cas des arrangements que lui propose Charles Mingus. Il fait preuve, en revanche, d'une belle ouverture d'esprit en intégrant dans son répertoire l'une des compositions du contrebassiste, Mingus Fingers, enregistrée à la même période pour le label Decca Records.
Abécédaire Mingus, 100e anniversaire de sa naissance, TSFJAZZ, du 18 au 22 avril 2002