A-propos des "frontières" du jazz...
Deux trompettistes qui se succèdent sur l'antenne de TSFJAZZ... Deux ambassadeurs, chacun à leur manière, ce qui veut dire qu'ils ne mettent pas le monde en sourdine.
Wynton Marsalis est au Duc des Lombards, ce lundi, pour assister, en spectateur, au concert en quartet de son saxophoniste, Walter Blanding. Il accepte aussi d'être interviewé, sur TsfJazz, à-propos de ses fonctions de directeur artistique au Jazz Lincoln Center de New-York. Originaire de la Martinique, Jacques Coursil honore les "Matins Jazz" de Nathalie Piolé et Matthieu Beaudou,le lendemain, toujours sur TsfJazz. Il a prévu, le soir-même, de rendre hommage au poète Edouard Glissant dans le cadre du festival "Jazz Nomades/La Voix est Libre", aux Bouffes du Nord.
Wynton Marsalis: "Il y a beaucoup de choses qu'on appelle jazz, mais la plupart du temps, ça n'est pas du jazz, mais plutôt des éléments de jazz. Evidemment, une institution comme le Lincoln Center a des paramètres qui sont assez simples dans la mesure où le jazz vient des Afro-Américains et qu'au final les Afro-Américains sont très peu intéressés par cette musique, comme si cette musique était devenue une espèce de poubelle de toute la musique du monde. Personne ne veut la défendre en tant que telle, et à plusieurs reprises, je me suis retrouvé dans la position de défendre ses frontières... Non pas parce que j'ai envie de le faire, mais parce que je suis heureux de le faire... Toutes les formes de musiques improvisées, aujourd'hui, ne sont pas forcément du jazz... A vrai dire, NOTRE musique, c'est à dire le jazz afro-américain, est la seule musique qui n'a pas de définition particulière et je n'arrive toujours pas à comprendre pourquoi. Peut-être que la seule explication, c'est qu'il y a une corruption profonde et intrinsèque au jazz"...
Jacques Coursil: "Je voudrais revenir à ce que dit Wynton Marsalis de la propriété du jazz, et de cette sorte d'afro-american heritage qu'il défend... Cette notion d'héritage est un peu incroyable parce que, comme le dit Edouard Glissant, quand nous sommes arrivés sur ce continent, nous étions des migrants nus, alors que l'héritage, généralement, c'est quelque chose qu'on reçoit de quelqu'un d'autre. Mais là, on se l'est fabriqué tout seul, et donc le mot 'héritage' est en trop. 'Le jazz, c'est à moi !', voilà ce que j'ai entendu dire par Wynton Marsalis... Je me souviens qu'à New-York, dans nos belles années, avec toutes sortes de musiciens très connus on était tous ensemble et à chaque fois, il y avait toujours un voisin qui montait et qui hurlait 'Stop all that jazz !'... Pour lui, ça voulait dire : 'arrêtez ce bruit !'... Le jazz, c'est la musique classique des peuples du Tiers-Monde et cette musique, elle a une histoire mais ce n'est pas de la généalogie, ce n'est pas une histoire d'origines, ce n'est pas ma grand-mère, ce n'est pas ma tante... Le propre du jazz, cela a toujours été de mettre un pied dans le vide"...
Voilà... ça parle des frontières du jazz, mais je crois aussi que ça parle de son intégrité et que Wynton Marsalis comme Jacques Coursil en sont tous deux, au-delà de leur antagonisme, les généreux défenseurs. Wynton Marsalis se rattache à la substance du jazz et à son refus de le voir galvaudé dans les débris d'un transversalisme effréné qui n'est en fait qu'un moyen de formater cette musique en l'adaptant à telle ou telle niche musicale, comme s'il y avait un jazz pour les fans de pop, un jazz pour les accros du hip-hop etc... Donc s'il y a frontières, selon Wynton, c'est pour éviter le formatage.
Jacques Coursil se rattache au jazz comme mouvement et non pas comme substance... A l'entendre, dans ses mots mais aussi dans sa musique, ce n'est absolument pas un motif d'égarement.
Wynton Marsalis et Jacques Coursil interviewés sur TSFJAZZ, Mai 2011.